– Bon, hier tu n'as pas voulu me dire pourquoi tu ne portais plus son nom, tu m'as parlé d'un procès…
– Oui… Quand je suis revenue de Suisse mon père avait beaucoup changé. On aurait dit qu'il était malade… Pendant le divorce ma mère m'a dit qu'il avait fait des choses «mal» et qu'elle était obligée de se séparer de lui… Les choses étaient tellement «mal» qu'il aurait pu aller en prison, mais ma mère m'a dit qu'en fin de compte, on se contenterait de tirer un trait sur le passé, qu'on oublierait cet homme, et que je ne porterais plus son nom. Ensuite, après le divorce, il y a eu l'autre procès et je ne me suis plus appelée Travis-Kristensen…
Hugo réfléchissait à toute vitesse.
– Dis-moi… Comment ça se fait que t'es en possession de sa dernière adresse et d'une photo de sa maison si tu l'as plus vu depuis?
Un long silence, motorisé, où rebondissait la trajectoire complexe de la trompette.
Il jeta un coup d'œil vers elle. Alice le fixait mais ne soutint pas son regard.
– Je t'écoute.
Bon sang, sa voix lui faisait peur.
– Je… Je… je n'ai pas le droit de vous le dire…
– Qui te l'a interdit?
– Mon père.
– Pourquoi?
– Il… Il m'a dit que je ne devrais jamais parler de ça.
– Quoi, ça?
– Ce que je n'ai pas le droit de vous dire.
Elle s'enfonça au creux de la banquette, presque boudeuse.
Et merde.
Il laissa le moteur et la trompette plomber le silence.
*
Anita rôda dix minutes au rez-de-chaussée, visitant toutes les pièces une par une avant de monter à l'étage.
Les types du labo étaient en train d'achever leur boulot et l'un d'eux était même sorti discuter le coup avec Oliveira sur le perron.
Anita cherchait quelque chose de précis. Un bureau. Des carnets d'adresses. Des notes. N'importe quel support d'informations un peu cohérent.
Elle trouva une porte close à l'étage. Une porte qu'Oliveira n'avait pas poussée.
Elle enfila sa paire de gants avant de mettre la main sur le loquet.
Le bureau était là. Immaculé et net, comme toutes les autres pièces.
La lumière de la Lune tombait par une baie vitrée donnant sur la route, comme un rayonnement gracile qui effleurait chaque objet. Un secrétaire noir faisait face à une bibliothèque de type suédois. Il y avait un ordinateur éteint sur le bord du bureau. Un beau PC Compaq à base de 486, le modèle en tour. Ça n'allait décidément pas trop mal pour les affaires du Grec en ce momeht. Mais aussi, qu'est-ce qui pouvait conduire un dealer de dope à s'offrir le nec
plus ultra des ordinateurs personnels?
Il y avait aussi un pot à crayons. Une petite ramette de feuilles blanches… Et…
Le détail se dévoilait plus nettement à chaque pas qu'elle faisait vers le secrétaire. Il finit par lui sauter aux yeux, dans le clair-obscur minéral qui jouait avec les reliefs du bureau de style contemporain branché années 80, à la sauce française, sans doute un Starck, ou une belle imitation.
Un des tiroirs était entrouvert. Un ou deux centimètres, au maximum, mais suffisamment pour briser l'harmonie austère et rigoureuse qui émanait du meuble.
Oui, pensait-elle, magnétisée par le tiroir. C'est ça…
Quelqu'un était monté pour fouiller dans les carnets et le courrier, comme elle. Quelqu'un d'un redoutable sang-froid, qui avait juste dit à ses gars de «préparer» le dealer au cas où il ne trouverait rien là-haut. À moins qu'ils l'aient d'abord cuisiné, puis que, devant la réticence du Grec à livrer des informations, l'homme n'ait décidé de faire une inspection en règle. Il aurait demandé à ses tueurs de ne pas sortir de la pièce et de faire cracher sa réserve de dope au dealer. Oui, comme ça. Histoire de s'offrir un petit extra en récompense, de quoi s'assurer une bonne rentrée de cash tout frais. Et de brouiller les pistes par-dessus le marché.
Oui. Ça clignotait comme un écho de sonar au milieu de son esprit. C'était ça.
Elle ouvrit le tiroir. Une ramette de papier-machine. Deux carnets. Un agenda. Un écrin de stylo Mont-Blanc. Vide.
Le premier carnet était volumineux et lourd. Elle l'ouvrit rapidement. Des dessins. Des notes. Des croquis, tiens, des esquisses de bateau. Des ébauches de calculs…
Oui, Oliveira lui avait dit que le Grec et Travis s'étaient connus grâce à leurs activités maritimes. Travis le skipper et le mécano grec.
Ça collait. Peut-être le Grec avait-il décidé de se lancer dans la conception de bateaux? Les bénéfices tirés du trafic de poudre pouvaient lui permettre d'investir dans une entreprise rentable…
Bon, d'accord.
Le deuxième carnet était un carnet d'adresses.
Elle l'ouvrit automatiquement à la lettre T.
Pas de Travis. Un Tejero. Un Toleida. Le Tropico American Bar…
Elle regarda aux S mais ne trouva aucun Stephen, ou quoi que ce soit d'approchant.
Elle décida de s'enfiler toutes les pages, une par une, en lecture globale mais ne trouva rien qui puisse identifier l'Anglais. Pas mal de Bar du Port.
Des noms de bateaux aussi, visiblement.
Elle reposa le carnet à sa place et s'empara de l'agenda.
Pas mal de rendez-vous, mais entrecoupés de périodes de retraite quasi totale. Des parenthèses de quelques jours, parfois plus d'une semaine. Nulle part de Travis, ou de Stephen, ou d'initiales correspondantes. Le Grec n'était pas né de la dernière pluie. Les adresses ou les numéros de ses clients, s'il y en avait quelque part, ne se trouvaient pas dans le premier calepin venu. Elle allait reposer l'agenda lorsqu'elle tomba sur une nouvelle semaine de retraite. Un petit détail qui l'avait frappée deux ou trois fois venait de refaire son apparition. Souvent au milieu de ces périodes calmes on trouvait un rendez-vous isolé. Un simple «Manta», accolé à un poisson grossièrement stylisé. C'était à la fois bizarre et anodin. En parfaite adéquation avec cet univers de marins à moitié dealers. Mystérieux et banal tout à la fois.
Manta? La raie Manta? Un poisson? Une partie de pêche? Non, il n'y a pas trop de raies mantas dans le coin… Manta… Elle enregistra le détail dans une petite case de sa mémoire.
Elle ouvrit tous les autres tiroirs mais ne trouva rien d'intéressant. Aucun courrier, si ce n'est un gros tas de factures dans le tiroir central. Elle se leva et décida de faire le tour de la pièce, en commençant par la bibliothèque. On cachait parfois des lettres au cœur des pages.
La bibliothèque était bien pourvue, ce qui l'étonna. Des livres sur la mer, principalement. Plongée sous-marine. Cartographie. Architecture navale. Des récits de voyageurs, les Grandes Découvertes du XVe siècle et les pionniers portugais, Vasco de Gama… Certains ouvrages assez pointus de mécanique hydrodynamique. Des trucs sur la marine à voile du XVIIIe siècle, les embarcations polynésiennes ou les trimarans contemporains. Des traités sur les polycarbonates ou les résines composites.
Ah, d'accord… Le Grec n'était pas tout à fait un obscur dealer de coke vaguement réparateur de moteur. Le portrait changeait quelque peu devant l'étalage de livres. Il y avait du talent et du professionnalisme là-dedans, sans aucun doute.
Il y avait de grands albums de photographies sur la faune et la flore sous-marines. Certains en anglais. L'un d'entre eux traitait exclusivement des raies mantas et le détail ne lui échappa pas. THE ELECTRIC SHARK. The Prodigious Life of Mantas.
Elle ouvrit le grand album à la page de garde. La dédicace lui sauta aux yeux. Rédigée en anglais.
From Skip to El Greco This is the book of our dreams. To use moderatly. Your
friend. Stephen.
Son doigt vint instinctivement à la rencontre de l'encre desséchée par le temps.
Bonjour M. Travis eut-elle envie de lancer aux quelques mots griffonnés là il y avait bien longtemps…