– Oui, reprit-elle, j'ai entendu parler de vous à l'ambassade, de jeunes désœuvrés en mal d'aventure, et qui compromettent toutes les chances de parvenir à une paix durable…
– Ouais, sortit Hugo, j'ai déjà entendu le mot paix quelque part, y a pas très longtemps, c'était à un enterrement d'une bonne trentaine d'écolières, dans la région de Travnik je crois… Durable, vous disiez?
Puis aussitôt, nonchalamment, comme lors d'une petite conversation badine:
– Et vous sinon, vous êtes venus faire quoi par ici?
La femme sirota son champagne en le toisant du même air froid. Mais la colère rentrée pétillait maintenant comme un gaz violent dans son regard..
– Nous, cher monsieur, elle montra ses trois compères, collés autour d'une bouteille de champagne, nous sommes venus pour le compte du gouvernement français… Une mission d'étude du secrétariat aux Affaires européennes. Et M. Davis fait la même chose pour le gouvernement britannique… Nous essayons de voir clair et de rendre compte fidèlement de la situation…
– Ce n'est pas ici que vous devriez être pour rendre compte fidèlement de la situation…
Elle ouvrit la bouche mais Hugo enchaîna presque aussitôt, en tendant son verre vers Béchir qui le lui remplit à ras bord. (Béchir connaissait des rudiments de français. Sans doute ne comprenait-il pas grand-chose mais suffisamment pour remettre du carburant dans la machine.)
– Et précisément votre terrain d'études ça va être quoi?
La femme avala plus difficilement sa salive mais c'est d'une voix assurée qu'elle lui lâcha:
– Personnellement je m'occupe du problème des viols, je dois établir un rapport précis… Sur l'usage systématique de la pratique dans les camps et les villages occupés…
– Systématique… laissa tomber rêveusement Hugo. Si le terme s'applique à ce qui est arrivé à Mediha Osmanovic alors oui, ça doit être ça, systématique.
– Mediha…? Qu'est-ce que vous voulez dire? Qui est Mediha Osmanovic?
La femme s'était imperceptiblement tendue.
– Oh vous ne la connaissez pas, lâcha Hugo entre deux gorgées de champagne. Une gosse de quinze-seize ans. Je l'ai portée jusqu'à l'ambulance après la libération de son village. D'après les toubibs elle avait dû être violée tous les jours, pendant près d'un mois… Elle a survécu, étrangement. Ça doit quand même représenter environ cent bonshommes, ça… et à peu près autant de chiens.
Il observa du coin de l'oeil la réaction qui défaisait le visage de l'élégante fonctionnaire. Il vit qu'il avait touché un point sensible. Lui-même, quand l'officier bosniaque avait fait allusion aux chiens…
Dans le regard de la jeune femme, la lueur de rage rentrée avait succombé à une déferlante d'émotions chaotiques, dégoût, pitié, haine sans doute… Elle le regarda avec une intensité électrique.
– Vous, vous n'êtes qu'un immonde salaud…
– Pire que ça… avait-il rétorqué.
– Je…je connais les gens de votre espèce, avait-elle continué, un ton plus haut, la voix bizarrement voilée.
Il pouvait percevoir comme une buée de larmes au coin des yeux.
Seigneur, pensait-il, c'est donc capable de s'émouvoir un fonctionnaire des «affaires» européennes? On commençait à loucher vers eux, dans la salle.
– Oui, je vous connais… (Elle était presque sur le point de crier.) Vous ne pensez qu'à détruire… en fait… en fait, vous… vous aimez tuer, c'est tout.
Sa phrase tombait à peu près aussi à plat qu'une sole-limande renversée par mégarde sur la nappe immaculée d'un dîner diplomatique.
Hugo reposa son verre à côté de lui sur la table.
Il était temps de prendre congé.
– Vous savez, je ne crois pas que j'aime ça autant qu'on pourrait le croire, en fait…
Il passa à côté d'elle, en la frôlant.
– Non, reprit-il, parce que sinon, je crois que ça m'aurait bien plu de le faire, là, à vous tous.
Il laissa sa phrase plomber le silence feutré et fit un pas vers la sortie. Béchir et Ludjo le devançaient légèrement..
Il observa le visage de la femme se décomposer tout à fait et les regards de ses quatre compères, qui auraient voulu pouvoir se poser à des kilomètres de là..
– Mais pour vous mettre tout à fait à l'aise, ajouta-t-il en prenant la direction de la porte, je dois vous dire que ça m'a effleuré l'esprit un bon moment, quand même.
Lorsqu'il pénétra dans l'ascenseur, il fut surpris de constater à quel point c'était parfaitement exact.
Lorsqu'il revint à la voiture, il vit qu'Alice s'était lavée et avait changé de vêtements. Les anciens gisaient en un tas informe à ses pieds. Son sac de sport, lacéré, une lanière déchirée, était posé sur la banquette à côté d'elle. Étalés dessus, un portefeuille, ses faux papiers et quelques objets divers. Comme si elle avait contrôlé l'étendue des dégâts. Elle avait revêtu les habits deux fois trop grands pour elle et achevait de ranger les compresses dans la trousse à pharmacie.
– J'ai perdu presque tout mon argent dans la chute…
Hugo jeta un coup d' œil aux objets éparpillés sur le sac. Elle n'avait pas paumé les papiers, c'était l'essentiel.
– Et j'ai perdu ma photo…
– Tu t'es soignée?
Oui, opina-t-elle doucement, en silence.
– Bon… je viens de me rendre compte que j'ai oublié un détail. On va décolorer nos cheveux.
Et il se propulsa vers la boîte à gants d'où il extirpa le flacon de shampooing décolorant.
Elle accepta sans rechigner qu'il l'aide à tremper ses cheveux dans la rivière et qu'il renverse méthodiquement le liquide, qui délava rapidement la teinture, flaques bleu-noir tournoyant lentement à la surface de l'eau. La blondeur nordique et originale revenait à chaque brossage sous la mousse. Puis il fit de même avec les siens et un maigre sourire complice fit son apparition sur les lèvres d'Alice. Une sorte de pause amicale, dans la complicité de ces quelques gestes, banals et synchrones, effectués dans une situation completement insolite.
Lorsqu'il se redressa, il jeta un coup d'œil à son reflet dans l'eau. Au-dessus de sa tête les cheveux oxygénés étaient d'un blanc acier, aux reflets platine, comme un casque de paille de fer.
Il lui tendit la serviette et elle s'essuya les cheveux sur le bord de la berge.
Il fut troublé par la sensualité toute féminine qui se dégageait de ces mouvements, prenant bien soin de ne pas abîmer les longs fils dorés. Bon sang… Les formes en éveil étaient cachées par les habits trop larges mais elle promettait d'être une jeune femme de toute beauté dans quelques années.
Oh non, pensa-t-il.
Il détourna son regard et jeta le plus loin qu'il put les vêtements déchirés au milieu de la rivière. Puis il remonta lentement sur la berge.
– Balance les lentilles dans la flotte, lâcha-t-il simplement.
Il commençait à se demander s'il n'était pas en train de basculer dans les ténèbres petit à petit, lui aussi…
Il refoula les mauvaises pensées qui l'assaillaient en s'asseyant au volant et en enclenchant une cassette. Il mit la voiture en route et attendit patiemment qu'elle vienne s'installer à sa place désormais coutumière, sur la banquette arrière.
Le soleil descendait sur l'ouest, à sa droite, et lorsqu'elle gravit la berge, la lumière jetait un halo doré tout autour d'elle. La portière claqua sur l'intro de Walk on the Wild Side, de Lou Reed. C'était exactement ce qui convenait, pour l'heure.
– Parfait, dit-il en exécutant son demi-tour sur une bande de terre poussiéreuse. Maintenant on va te trouver une tenue plus adéquate.
De Sabugal, une petite route partait vers la frontiere espagnole. Mais il fallait tout d'abord acheter des fringues.
Il trouva difficilement une boutique de vêtements à l'autre bout du village, sous les murs du château, une boutique passée d'âge, tenue par une vieille femme, sèche comme un coup de trique. Il n'y avait pas grand-chose pour les enfants de douze-treize ans, mais il dégotta un blue-jean espagnol sans forme particulière, un sweat-shirt rose pâle et une sorte de parka gris et bleu redoutablement moche, mais le seul modèle qui ne semblait pas sortir d'un catalogue datant de la prise du pouvoir par Salazar. Il se fit emballer le tout dans un sac de plastique, paya avec des travellers Berthold Zukor et marcha à bonnes foulées vers la voiture, garée à quelques mètres, à l’angle de la ruelle déserte.