Une autre pièce.
– Bon, reprit Peter, j'ai quand même des informations, mais ne t'attends pas à un miracle…
– Vas-y.
– Notre cher Dr Vorster est un cas assez intéressant. Alors, Université d'Amsterdam, puis Essen, en Allemagne, enfin Columbia University de New York. Il a obtenu son doctorat et a exercé aux Pays-Bas, ensuite il s'est passé quelque chose dans les années 70, il n'a plus eu le droit d'exercer.
– Quel genre de truc?
– Pas très clair. La faculté où il donnait des cours a rapidement étouffé l'affaire. Y a un vieux type des mœurs qui se rappelait vaguement du truc et qui m'a dit qu'il s'était fait pas mal de jeunes et jolies étudiantes, grâce à une forte personnalité et à des techniques de persuasion ultra_efficaces, genre séances de yoga tantrique avec boissons dopées à l'acide, tu vois le genre?
Elle voyait tout à fait.
– Continue.
– Ben c'est tout. Il n'a pas été poursuivi, les parents ont retiré leurs plaintes et Vorster s'est barré à l'autre bout du monde, en Afrique du Sud.
Afrique du Sud?
Koesler n'avait-il pas également vécu en Afrique australe?
– Ouais je sais, enchaîna Spaak. Koesler aussi est passé par là… je t'entends réfléchir d'ici, tu sais…
– Creuse ça, s'entendit-elle lâcher, presque sèchement. Sinon?
– Rien… Enfin, juste des informations… comment dirais-je?…
Une autre pièce.
– … Ça concerne la partie financière, tu vois? Je me suis adjoint les services d'un vieux pote à la brigade fiscale et tout à l'heure on a eu une petite discussion intéressante… Bon… T'as quelques minutes, parce que c'est quand même un peu compliqué tout ça?
Anita soupesa la lourde ferraille dans sa poche.
– Vas-y Peter.
– O.K. La galaxie Kristensen c'est pas de la rigolade… Pour commencer, tout ce qu'on savait déjà. Alors, la société de production de films publicitaires et de vidéo-clips, ici aux Pays-Bas, avec ses filiales en Allemagne, et en France. La compagnie financière, établie en Suisse. Une société de services spécialisée dans le commerce international encore ici, à Rotterdam, mais dont le siège est au Luxembourg, en fait. Mais il y a aussi une société d'import-export de matériel électronique grand public, hi-fi, vidéo, etc., en Belgique… et une société-holding établie devine où, à la Barbade évidemment. À cela tu peux aussi ajouter une société d'investissements spécialisée dans le sud-est asiatique, domiciliée à Hongkong.
– Pas mal, pour commencer.
– Ouais… parce qu'en plus de ça, elle participe à trois ou quatre autres conseils d'administration. Alors: une compagnie d'investissements capital-risque en Allemagne, une société d'édition musicale à Londres. Plus ce qui reste des entreprises Brunner, évidemment… Et je n'aborde pas la jungle de ses dizaines de comptes bancaires disséminés dans le monde entier.
– Dis-moi, lâcha Anita, une idée venant de jaillir dans son esprit, elle posséderait pas des centres de soins ou de thalassothérapie, ici, au Portugal?
– Des centres…? attends je regarde ma liste… Non je ne vois rien de tel, mais attends justement, tu vas comprendre…
Une pause. Avec un bruit de papiers qu'on fouille. Anita en profita pour enfoncer une autre pièce.
– Anita?Voilà… C'est ce que m'a expliqué Cuypers. Certaines de ces sociétés, surtout les compagnies financières, tu vois, peuvent prendre de parts dans d'autres entreprises. Elle peuvent aussi contrôler d'autres sociétés qui à leur tour controlent ces entreprises. Comme des poupées russes, tu vois? En plus de ça, elle peut tout à fait user de prête-noms qui gèrent les sociétés officiellement… C'est un véritable labyrinthe. Cuypers m'a montré que la société suisse possédait des participations dans de nombreuses entreprises du monde entier et je ne te parle pas des simples portefeuilles d'actions… Demain, Cuypers et moi on va encore plancher là-dessus… Dis-moi t'es sur un truc avec ton histoire de thalassothérapie au Portugal?
– Je ne sais pas encore… Peter, tu pourrais voir si le nom de Van Eidercke apparaîtrait quelque part dans vos dossiers?…
– Van Eidercke? C'est un petit gars de chez nous, ça?
– Oui. C'est le nouveau patron de la Casa Azul, l'ancienne maison des Kristensen, à Sagrès. C'est un centre de thalasso… je ne sais pas, Peter, c'est peut-être une fausse piste mais je n'ai pas grandchose d'autre à me mettre sous la dent.
Une autre pièce.
– Van Eidercke. Caza Azul. Je chercherai. Tu as autre chose, sinon?
Anita fit un rapide résumé de son investigation de la journée, usant deux autres pièces, lui souhaita bonne chance pour le lendemain puis raccrocha.
Elle était en train de s'embourber, elle le savait.
Il se rendit compte assez rapidement que la vallée du haut Zêzere était un piège. Entre Castelo Branco et Covilha il y avait peu de voies de dégagement, sinon vers l'ouest et après c'était pire, dans la Serra Estrela, jusqu'à Guarda.
Il fallait qu'il se tire de cette route au plus vite. Et qu’il trouve un itinéraire bis potable, lui permettant de rejoindre Faro en toute sécurité. Disons, avec une marge raisonnable.
Il avala deux cachets d'amphé.
Il n'y avait pas trente-six solutions. Il fallait qu'il repasse en Espagne. Et par des chemins détournés. Son œil chercha des solutions sur la carte dépliée à ses côtés. Il voulait éviter Guarda, grosse ville frontière, où ils étaient tous deux passés dans la journée. À Belmonte, il ne trouva qu'une petite route départementale défoncée qui s'enfonçait vers Sabugal, dans un décor de collines arides, parsemées de ruines de postes de guets, datant des conflits hispano-portugais, Sabugal, c'était en direction de l'Espagne. C'était toujours mieux que rien.
Mais il y avait de nombreuses urgences à gérer. D'abord, et vite, rechanger les plaques.
Il s'arrêta sur un petit chemin caillouteux qui partait à droite de la route, pour serpenter entre des carrés de vignes et des oliviers. À l'abri d'un massif d'arbustes il procéda à l'opération, en se disant qu'il n'allait pas tarder à devenir un expert de la chose.
Ensuite tandis qu'il reprenait la petite route sinueuse, il jeta un coup d'œil à la deuxième urgence du moment. Il fallait rendre forme humaine à Alice, avant de passer en Espagne. La laver, lui changer ses fringues et virer sa teinture ainsi que les lentilles.
Sabugal est un petit village historique d'à peine deux mille âmes, situé sur une butte dominant la vallée du Côa. Il aperçut le château du XIIIe siècle, au sommet de la colline et un bras de la petite rivière à ses pieds, presque simultanément.
Il réussit à trouver une route encore plus étroite avant d'arriver à l'ancienne cité, une vague piste de terre qui longeait la rivière. Il s'arrêta sur la berge, coupa le moteur et se retourna vers Alice.
– Bon, première chose, te laver et s'occuper de tes plaies…
Il s'extirpa de la voiture et alla chercher sa trousse à pharmacie dans le coffre.
Il sentit une certaine tension dans la posture d'Alice lorsqu'il ouvrit sa portière et sur le moment il mit cela sur te compte de l'émotion. Rien que deux morts violentes, à quelques centimètres d'elle.
– Il faut qu'on soigne tes blessures, et il faut que tu te laves… Sinon, on ne pourra pas continuer sans se faire repérer, tu comprends?
Elle opina mais ne bougea pas d'un centimètre. Il tendit la main vers elle.
– Allez, un dernier petit effort…
Mais elle refusa obstinément de bouger. Putain, mais merde quelle mouche la pique…
La révélation le cloua sur place. Malgré l'urgence et ses raisonnements d'adulte il fallait qu'il intègre définitivement cette donnée. Alice Kristensen était une jeune fille de la bonne société hollandaise. Elle ne se déshabillerait sans doute pas aussi facilement devant un étranger. Même si celui-ci venait de lui sauver la vie.
Sûrement pas en fait, corrigea-t-il, au vu de la manière froidement brutale avec laquelle il avait bousillé les deux hommes. Il comprit, abasourdi, qu'en une poignée d'instants fatidiques son geste meurtrier avait dressé une barrière insurmontable entre lui et Alice. Il venait de passer de l'autre côté, comprenait-il, interloqué, incapable de réagir. Il venait de rejoindre sa mère dans le Livre de Sang. Il était un tueur, lui aussi.