– Écoutez. Je suis extrememento pressé, qu'est-ce qui s'est passé precisemento? (du portugais-volapuk).
– Heu… eh bien… d'abord c'est cette fille. Elle a sauté en marche quelques kilomètres plus haut, O.K.? Ensuite quand tout le monde s'est mis à crier un homme s'est levé et a sauté en marche lui aussi… heu… je me suis arrêté et je suis sorti voir et là, une voiture s'est arrêtée juste derrière moi. Vous me suivez senhor?
Putain…
Hugo lui fit comprendre qu'il fallait continuer.
– Les gens sont sortis du car et j'ai vu le type commencer à descendre la pente. L'autre type est sorti de la voiture et nous a dit de partir… Sao Cristo! Comme on bougeait pas et que je lui demandais qui il était, il m'a dit être un policier mais, j'ai bien que sa voiture était étrangère et que lui aussi alors il a sorti un énorme pistolet et a tiré une fois en l'air. Poum! Juste à côté de cette pauvre femme… On est remontés dans le car et je pensais atteindre Castelo Branco mais la femme a tourné de l'œil par ici… Il faut aller chercher un docteur à Castelo Branco, vous comprenez senhor? Et prévenir la police…
Les mimiques et les gestes donnaient toute sa dimension au tableau. Hugo avait presque tout compris. Et c'était plus que suffisant.
Une vieille Peugeot 504 surgissait du virage, fort à propos.
Il montra la voiture crème qui s'approchait, avec une plaque du coin.
– Bien, lâcha Hugo. Maintenant écoutez-moi bien, senhor: je ne pas aller à Castelo Branco… Lui, oui… Désolé, salut…
Et il remonta à toute vitesse dans la voiture. Fit un demi-tour nerveux et appuya méchamment sur l'accélérateur. Le crissement de ses pneus et le vrombissement du moteur couvrirent les jurons, fumiers de dutch et toute la série, que lui envoyait le conducteur.
À un moment donné elle se rendit compte qu'ils étaient deux maintenant à la poursuivre. Cette partie de la montagne était parsemée de petites ravines, et d'affleurements rocheux. Avec les arbres et les buissons, il lui arrivait sans doute de disparaître de temps à autre aux yeux de ses poursuivants, mais elle entendait nettement le vacarme que sa course produisait.
C'est pourquoi, à l'entrée d'une profonde ravine qui séparait deux buttes boisées, elle changea soudainement de tactique..
Elle fit le tour d'un gros rocher abrité par d'épais buissons épineux et se glissa dans une anfractuosité, entre la terre grise et le roc.
Elle suspendit sa respiration à l'approche des lourds pas précipités qui se rapprochaient.
Des voix qui criaient. La plus proche dans un néerlandais vite et mal appris, avec un accent bizarre.
– Théo? Tu la voirr?
Puis, encore plus proche:
– Je ne la voin plus? Théo? TU LA VOIRR?
Une voix, plus éloignée mais qui s'approchait elle aussi:
– Putain, qu'est-ce qui se passe, tu l'as perdue?
Du néerlandais, pur et dur. Un souffle rauque, le bruit d’une course qui s'arrête. Les hommes marchent maintenant, ils passent à quelques mètres du rocher.
– Putain, Boris, ne me dis pas que tu l'as perdue?
– Je sais pas Théo, soudain, je ne la voirr plus…
– Ah, putain, tu ne la voirr plus, tu ne la voirr plus, mais fallait pas la lâcher connard… T'imagines la tronche de Sorvan si on lui dit qu'on est les troisièmes à s'être fait avoir?
Le silence. Le bruit des pas, à nouveau, qui s'éloignent lentement…
Alice reprit espoir, tout doucement.
Le bruit de pas disparut.
Elle essaya de contrôler son souffle et elle aurait voulu ralentir les battements de son cœur ainsi que la course folle des rigoles de sueur qui ruisselaient dans son dos et le long de son cou.
Elle se glissa hors de sa cachette, dans le plus grand silence.
Elle releva précautionneusement la tête par-dessus les fourrés pour voir où les hommes étaient passés, lorsqu'une voix éclata dans son dos:
– Ah ça y est Boris, on la tient! Je t'avais dit que la gosse était maligne!
Foudroyée par la peur Alice s'était retournée avec un petit cri.
Elle faisait face à un solide type à lunettes, qui se mit à rire en braquant sur elle un gros pistolet, presque négligemment
Lorsqu'il arriva en vue de la Ford, il sentit toute sa structure se contracter.
La voiture n'était plus vide.
Un homme venait de s'installer côté passager et, à l'extérieur, le conducteur poussait Alice sur la banquette arrière. Son costume était maculé de terre et de poussière.
Hugo, qui avait élaboré de multiples plans pour les surprendre et pas un seul pour le cas où ils l'auraient retrouvée avant son retour, décida d'improviser du mieux qu'il put.
Sa main droite se détacha du volant et extirpa l'automatique de son étui avant de le glisser sous un pan du blouson, contre sa jambe.
Il décéléra progressivement et se rangea au milieu de la route en baissant la vitre. Il actionna le frein à main.
– Excusez-moi, lança-t-il en néerlandais, pourriez-vous me renseigner? Je cherche la route de Monsanto, un nom qu'il avait aperçu sur un panneau, un peu auparavant.
Sa main reprenait contact avec la crosse de Ruger. Du coin de l'œil il vit Alice, bouche bée, qui le fixait sans pouvoir dire un mot, heureusement.
Le conducteur se retournait, surpris, en ouvrant sa portière.
Il contempla Hugo avec un regard peu amène derrière ses lunettes carrées.
Hugo ouvrait déjà sa portière et posait un pied sur le bitume.
Planquée sous le blouson, sa main tenait fermement la crosse du Ruger.
Mais au moment où il se relevait sur la chaussée, une fraction de seconde avant qu'il ne braque l'automatique devant lui, il vit que le conducteur, là, brutalement, le regardait avec un drôle d'air. Bon sang, il venait de repérer son arme. C'est lui qui fut la cause du désastre.
Hugo était déjà en train d'extirper le Ruger lorsque l'homme se mit à hurler:
– Putain, Boris, c'est le type, le type de Travis!
Hugo avait simplement prévu de les braquer et de leur confisquer Alice, mais les réflexes prodigieusement rapides du conducteur en décidèrent autrement.
La main de l'homme plongeait vers sa ceinture et, à l'intérieur de la Ford, Hugo discerna le mouvement que faisait le passager pour se saisir de son arme, lui aussi.
Son geste fut parfaitement machinal, fonctionnel, juste étonnamment vif. Le canon de l'automatique se retrouva parfaitement superposé avec le blouson marron de l'homme. Sa main gauche en serrait fermement son poignet droit.
Il hurla, COUCHE-TOI! à destination d'Alice, et une énorme grimace distendit les muscles de son visage quand il commença à appuyer sur la détente.
Les impacts s'étoilèrent sur le blouson comme des lumières sanglantes, derrière la fumée et la poudre.
Il fit feu sur le conducteur et sur le passager. À une bonne cadence. En avançant continuellement. Arrosant la partie avant de la presque totalité du chargeur. Douze ou treize balles de 9 mm spécial. Les vitres et le pare-brise de la Ford explosèrent, dans une nova de givre. Le conducteur s'effondra en arrière, sur son siège, sa tête heurtant le volant, sa main projetant son arme sur le plancher, tandis qu'il glissait à terre. Chaque impact provoquait une violente convulsion de ses muscles. L'homme assis à la place du mort venait de trouver la sienne. Il ne tressauta même plus à partir de la dixième balle.
Sous le tonnerre des déflagrations Hugo perçut un hurlement prolongé.
C'était Alice qui hurlait, sous une pluie de givre artificiel, d'éclats de métal et de sang, qui explosait dans l'habitacle.
Son hurlement se transformait en une sorte de plainte prolongée tandis que le silence s'abattait sur la voiture détruite.
Toorop ouvrit la portière arrière et son bras s'engouffra à l'intérieur pour la saisir sans ménagement.
Il ne fallait plus traîner.
Elle réagit à peine, plus docile qu'un vulgaire automate et elle se laissa propulser sur la banquette de la BMW sans prononcer un seul mot. Sa plainte s'était tue et son visage livide était barbouillé de sang et de Plexiglas, constellant ses cheveux noirs. Ses vêtements étaient déchirés, de haut en bas. Du sang perlait à ses genoux, à ses coudes, dans le dos, partout. Elle semblait sortir d'un broyeur d'épaves.