L'homme réfléchit posément en murmurant, bateau, location puis en la regardant franchement dans les yeux et en arquant la bouche d'un large sourire:
– Oui je connais quelque chose comme ça. À la sortie de Tavira, près de la plage, je sais qu'il y a une sorte de bureau, une agence de location de bateaux pour les touristes, eux ils font ça…
– Je vous remercie, vraiment… Vous connaîtriez le nom de l'agence?
– Ah, attendez ça, il faut que j'aille voir…
L'homme se retourna et, avant qu'elle ait pu dire quelque chose (elle pouvait très bien s'en sortir, en fait, avec la simple indication géographique), il était déjà en route pour son arrière-cuisine, de son pas bonhomme, mais étonnamment vif.
Il revint avec une sorte de carte postale publicitaire, sur laquelle s'étalait un montage de photos de différents bateaux.
– C'est leur publicité: De Souza e Corlao, c'est la plus grosse société de la région maintenant… ils ont racheté beaucoup de petites entreprises et tous les skippers du coin travaillent pour eux… Vous savez ils viennent manger parfois ici, le soir…
Anita lui envoya un petit sourire en mémorisant le nom et l'image d'une bâtisse moderne et impersonnelle, toute blanche, basse et sans attrait.
– Obrigada senhor, lâcha-t-elle doucement en empoignant son sac. Elle ouvrait déjà la porte de l'auberge.
Elle marcha d'une traite jusqu'à l'Opel, jeta son sac sur la banquette arrière et démarra en moins d'une seconde.
Direction Tavira.
Elle ne vit pas la Seat blanche, garée sur le bas-côté de la route, à quatre cents mètres de là, démarrer à sa suite.
Cela faisait maintenant plus de trois jours que Koesler n'avait pas dormi, sinon vaguement dans l'avion qui l'avait mené de Genève au Maroc, puis dans celui qui l'avait presque aussitôt conduit à Faro. Putain, cette salope de Kristensen voulait vraiment lui en faire baver…
Il n'avait donc pas fermé l’œil depuis la veille du foirage dans le grand magasin d'Amsterdam et évidemment dans la nuit, à court d'amphétamines, il avait piqué du nez.
Ce fut un miracle qu'il ne la perdît pas, ce matin-là. Il se réveilla accidentellement, embrumé d'un sommeil lourd, en s'agitant sur le siège pour trouver une position confortable et il avait vu la petite Opel noir démarrer à bonne vitesse sur la nationale.
Il s'ébroua en poussant une sorte de râle sourd et tourna à fond la clé dans le démarreur.
Il s'accrocha à quatre cents bons mètres de la voiture et suivit précisément le plan d'Eva Kristensen.
Le plan était simple, lui avait-elle dit, sur l'immense plage de la côte sud-marocaine, où elle avait établi son nouveau quartier général.
«Si cette fliquesse va à Faro c'est qu'elle va essayer de retrouver mon cher mari. J'ai un homme sur place qui entreprend des recherches de son côté et qui sera votre responsable exécutif. Ecoutez-moi attentivement, Gustav (elle adorait ça, parler à ses subordonnés en leur collant le pseudo qui leur était attribué), vous, ce que je veux que vous fassiez c'est suivre cette petite salope de flic, nuit et jour, où qu'elle aille et de me faire quotidiennement un rapport, jusqu'à ce qu'elle trouve Travis… Et que vous m'appeliez aussitôt, évidemment.»
Elle l'avait regardé comme un enfant débile à qui il faut absolument tout préciser.
La petite Corsa filait devant lui et Koesler rumina longuement la terrible entrevue. Le rétroviseur lui renvoyait continuellement le souvenir qu'il en avait ramené. Une bonne cicatrice sur la joue droite, l'empreinte durable de la règle de fer d'Eva Kristensen.
Koesler comprit qu'une rage froide l'envahissait aussi sûrement que la voie d'eau dans les cales du Titanic et qu'il ne ferait rien pour la colmater. Un jour ou l'autre, toute cette putain de famille de dégénérés payerait. Il ne savait pas trop par qui il commencerait, par la reine mère elle-même ou sa petite première-de-la-classe, sa salope de fille, par ce connard prétentieux de Wilheim Brunner, beau et creux comme la couverture d'un mauvais magazine italien, ou par le père lui-même, sorte d'artiste-aventurier raté qui ne valait pas mieux que les autres. Mais putain ça c'était une certitude, il se régalerait quand il presserait la détente du fusil à pompe calibre 12.
La flic roula sans s'arrêter jusqu'à Tavira et traversa la ville dans le même mouvement. Trois ou quatre kilomètres plus loin, elle prit une petite route mal goudronnée sur la droite. Une route qui menait droit aux plages. Koesler décéléra et observa plus précisément la scène. Il était impératif de ne pas se faire repérer. Il laissa la Corsa disparaître dans un virage avant de s'engager à son tour.
À l'issue du second virage il aperçut les plages, upe petite rade et plusieurs bateaux rangés le long du quai. Surplombant la mer, un grand bâtiment plat étirait sa surface d'un blanc-jaune durci par le soleil. La petite Opel noire se garait sur le parking, une simple étendue de terre ocre-rouge jetée devant l'entrée du bâtiment.
Il stoppa et décida de l'observer de loin, avec les jumelles. La fille claqua sa portière et monta les quelques marches qui menaient à une large porte derrière laquelle elle s'engouffra. Il aperçut de grandes lettres peintes sur un hangar derrière le bâtiment. De Souza e Corlao Material nautica. Des lettres qui disparaissaient doucement, attaquées par l'iode et le temps. Il se rappela soudainement quelque chose. Un vieux souvenir. Il avait entendu ça il ne savait plus où, ni dans la bouche de qui, mais le détail venait de surgir des profondeurs de sa mémoire: c'était par l'intermédiaire de cette société qu'Eva Kristensen avait vendu les bateaux de Travis à de riches touristes, quand ils étaient partis du Portugal… Ouais c'était ça… C'était Dieter Boorvalt qui avait parlé de ça lors d'une conversation, un jour, «la société de matériel nautique Portugaise qui a vendu les bateaux de Travis…».
Et le nom de Tavira avait été cité lors de cette discussion.
La fliquesse était loin d'être nulle. Si Travis était dans les parages, sans doute saurait-on la renseigner ici.
La route s'arrêtait à 50 mètres du bâtiment, droit sur un escarpement rocheux qui surplombait la mer. Il décida de faire demi-tour et de l'attendre un peu plus loin sur la nationale.
Anita demanda à parler au responsable du personnel qui embauchait les équipages. Elle s'était présentée comme inspecteur de la police d'Amsterdam, mais sans dire pourquoi elle était là.
La jeune fille de l'accueil appela le responsable sur son poste et Anita comprit qu'elle essayait d'expliquer discrètement que non, elle ne savait pas pourquoi et que la prochaine fois elle y penserait, oui.
La jeune secrétaire lui indiqua un bureau, au fond d'un long couloir qui s'enfonçait dans l'aile principale du bâtiment.
L'homme se leva de son bureau à son entrée. Il l'invita respectueusement à prendre place et se rassit, légèrement nerveux, visiblement mal à l'aise.
Anita détecta la chose instantanément. L'homme la regarda et laissa tomber, tout à trac:
– Bien. Parlez-vous suffisamment notre langue ou désirez-vous que nous fassions cette conversation en anglais?.
Anita se détendit légèrement..L'homme témoignait d'une authentique attention.
Elle le détailla un instant. Quarante ans. Un peu plus. Un visage ovale, doux et tendre mais sans aucune ambiguïté. Un teint mat délavé par les années passées derrière le bureau, des mains qui paraissaient encore solides, noueuses et burinées par le sel et le soleil, il y avait longtemps de cela. Un ancien marin, certamement.
– Eh bien… Sincèrement je vous remercie… Mon portugais est loin d'être parfait mais je pense pouvoir m'en sortir, monsieur…?
– Pinto. Joachim Pinto… Que puis-je pour vous, madame…
– Inspecteur Van Dyke, de la Brigade criminelle d'Amsterdam.
L'homme sembla s'imprégner de ces mots.