– Pensez-vous qu'Eva Kristensen ait pu être au courant de ce manège?
– Et qu'elle ait continué de faire semblant dé ne rien savoir? Comme si de rien n'était? Tout en espionnant le courrier secret… Bon dieu, oui, j'y ai pensé souvent et j'ai d'ailleurs tremblé pour Mme Yaacov. Je savais déjà qui était Eva Kristensen, vous comprenez? C'est d'ailleurs pour ça que j'ai décidé d'arrêter cette correspondance parallèle. Il y a six mois, environ. Je savais qu'avec Eva il ne fallait pas jouer avec le feu… Quand je suis parti de la maison d'Albufeira, je n'ai pas recontacté Mme Yaacov parce que je ne savais pas trop où j'allais atterrir. Il était inutile de prendre des risques pour communiquer une adresse sans doute provisoire… Je n'ai jamais mentionné mon projet dans mes lettres à Alice, c'était beaucoup trop dangereux… Je lui aurais juste envoyé un signal et un point de rendez-vous, verbalement, par Mme Yaacov. Mais Alice a trouvé cette fichue cassette et a fugué avant que j'aie pu la joindre… J'ai appris l'histoire par hasard en tombant sur un journal allemand, je crois… Puis j'ai appris le meurtre du Grec, et l'affaire d'Évora, tout ça, je me suis rapatrié en catastrophe ici, dans la journée d'hier. Je ne savais vraiment pas quoi faire. Puis c't'après-midi un de mes contacts du coin m'a dit que vous étiez passé chez Jorge et que vous me cherchiez. Moi je croyais que vous aviez enlevé ma fille et quand je vous ai vu avec Pinto ça a été terrible parce que j'ai cru qu'il m'avait trahi…
Une longue rasade de bourbon ponctua le discours.
Hugo intégrait les données, comme un ordinateur humain.
Quelle histoire de dingue…
– Bon, ça fait plusieurs fois que vous dites que vous connaissez Eva Kristensen, que vous saviez qui elle était, ça signifie quoi, ça?
Là, Travis se renfrogna.
Sans doute abordait-on ce qui n'était pas encore admissible pour le cerveau d'une jeune adolescente. Surtout si on parlait de sa propre mère. Hugo s'en voulut de s'être laissé emporter par l'émotion et la curiosité. Mais il n'y pouvait rien. Il fallait qu'il sache.
– Vous savez, monsieur Travis, votre fille a vu cette cassette et à mon avis elle est déjà tout à fait au courant de ce dont sa mère est capable.
Elle avait vu le hit-squad à l'œuvre, plusieurs fois, et de près, sous-entendait-il.
D'épaisses volutes bleues tourbillonnaient vers la fenêtre.
– J'peux pas dire qu'y a vraiment eu un commencement, voyez? C'était progressif et sans doute était-elle déjà comme ça quand je l'ai connue… Mais, bon, y a quand même eu une amplification quand Alice est née… Je n'sais pas pourquoi. On dit qu'il y a parfois une période dépressive après l'accouchement… Nos relations se sont détériorées et je me suis rendu compte d'un certain nombre de trucs…
Hugo se retint de demander quoi.
Un autre nuage de fumée s'élevait dans l'air.
– Le Grec m'a appris qu'elle fréquentait tous ces dealers et autres mafieux dans ces boîtes à la mode. Moi, je ne voulais plus y aller, mais donc j'ai su qu'elle s'y rendait parfois sans moi. Je me suis dit qu'elle sortait peut-être avec un des mecs… J'ai commencé à boire… Un soir, je me rappelle, je lui ai parlé de cette proposition que m'avait faite un des truands, pour piloter leur bateau… Je lui ai dit que j'avais refusé et elle m'a dit que j'avais eu tort… Que ç'aurait pu être excitant. On s'est violemment engueulé.
Un nouveau nuage.
– Un autre jour, c'était peu avant notre départ à Barcelone, ça n'allait vraiment plus, j'avais commencé à prendre de la poudre et le Grec est venu me voir à la Casa Azul. Eva était en voyage je n'sais plus où… Le Grec m'a parlé d'un truc, d'une rumeur qui courait dans le milieu. Enfin un truc que lui avait dit un dealer dans une boîte…
Un autre nuage.
– On disait qu'y avait une femme qui payait pour assister à des exécutions. Deux ou trois fois, d'après ce qu'il savait. La description qu'on avait de la femme correspondait trait pour trait à Eva. Le soir même l'engueulade a viré à la bagarre, vaisselle et miroirs brisés, tout le bazar… j'ai l'impression qu'à partir de ce jour-là Eva a franchi un cap… elle est devenue plus prudente et n'a jamais réitére cette expérience pendant notre séjour à Barcelone… Mais j'sentais bien qu'elle continuait à faire des trucs pas clairs… On se voyait presque plus, elle était constamment en voyage d'affaires. Faut dire que sa fortune a littéralement explosé durant les années quatre-vingt… Après y a eu le divorce et la suite…
Un ultime nuage vint conclure son récit, tandis qu'il embrassait du regard le hangar.
Hugo enregistrait les informations. Se créant un film mental rassemblant la vie de cet homme. Il ne savait trop quoi dire.
Pinto lui sauva la mise.
– Bon, et quand est-ce qu'on voit ce prodige d'architecture navale, hein?
Travis se laissa aller à un sourire et Hugo aussi, en se détendant de tout son long
– Venez, dit l'homme en se levant, je vais vous montrer…
Hugo allait les suivre vers la coursive qui dominait le bateau lorsqu'il s'arrêta net.
– Excusez-moi, monsieur Travis, mais il faut que je donne mon coup de téléphone.
Angoissé, il regarda sa montre. Putain, ils avaient rendez-vous avec Anita à l'auberge et il était déjà huit heures.
Travis le scruta longuement avant de répondre.
– La flic d'Amsterdam, c'est ça? Vous savez, je ne tiens pas trop à la voir.
Hugo insista.
– Écoutez, Anita Van Dyke fait tout son possible pour arrêter votre femme. Elle nous a beaucoup aidés et a pris des risques, je veux dire, des risques en tant que flic, vous voyez, pour sa carrière et tout ça. Nous ne pouvons pas la laisser tomber comme une vieille chaussette. À cette heure-ci elle doit se morfondre à notre rendez-vous en se demandant ce qui se passe… Je dois la prévenir.
Travis cilla devant la fermeté un peu autoritaire d'Hugo mais finit par lui lâcher un faible sourire, en haussant un sourcil, d'une manière étrangement aristocratique.
– Elle viendra seule?
– Je vous en fais la promesse.
– Alors appelez-la. Et rejoignez-nous en bas. Travis prit sa fille par une épaule et poussa amicalement Pinto sur le pas de la porte.
Hugo se rua sur le gros annuaire local puis composa relvcement le numéro de téléphone.
Lorsqu'elle reprit la route, Anita n'arriva pas à déloger l'angoisse qui la tenaillait au ventre. Elle suivit les indications d'Hugo et retrouva la N390, traversa Cercal, puis Tanganheira, sur la N120, et fonça droit vers le cap de Sines.
La nuit tomba rapidement sur le paysage. La route était déserte. Ses phares ne croisaient qu'un véhicule de temps à autre, et elle ne doubla qu'un gros camion quelques kilomètres avant de prendre le chemin que lui avait indiqué Hugo. Une petite piste caillouteuse qui descendait vers les plages, au départ même de la petite péninsule.
Au détour d'un virage, dans un décor de roches et d'arbres clairsemés, elle vit le hangar dont lui avait parlé Hugo. La piste de cailloux devenait sableuse aux abords du haut bâtiment de métal. Ses phares éclairèrent l'arrière du hangar puis la rampe de béton et se fixèrent enfin sur la plage avant de disparaître.
Elle claqua sa portière et fit quelques pas sur l'esplanade qui bordait le hangar. Le bâtiment était plongé dans la plus totale obscurité. Elle aperçut un vasistas ouvert au milieu de la paroi de métal mais aucune lumière n'en parvenait. Visiblement l'entrée se trouvait du côté de cette rampe qui descendait vers les flots, avec les rochers entassés. Elle allait faire le tour du bâtiment lorsqu'une silhouette s'encadra, dans l'obscurité.
Elle eut un petit sursaut mais reconnut Hugo presque instantanément.
– C'est moi, Anita… je vous attendais dehors car nous ne voulions pas laisser la porte ouverte ni allumer la lumière.
Un petit sourire apprenait à Anita que cette idée venait de lui.