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Vieilli, voûté parmi les pas perdus, il sortit de la gare par la cour de Rome. Avant de repartir en train, d'une autre gare, la préparation d'un petit discours à Nicole s'imposait peut-être. Il composa ce discours dont il supprima la deuxième partie, puis l'autre sous le crachin. Il était seul, il avait faim, il regardait les autobus qui manœuvraient.

La nuit avec la pluie tombaient froidement sur Chantilly lorsqu'il sonna à la porte de la villa, donnant juste un coup bref d'apprenti démarcheur, de jéhoviste débutant. Boris ouvrit sans un regard, désigna sans un mot l'entrée obscure du salon vert, disparut. Pons mal à l'aise marcha vers le salon, y découvrit Nicole prostrée dans une bergère dans le noir. Elle se leva dès qu'il parut, fondit en larmes entre ses bras trop longs, Pons était très embarrassé. Elle n'est plus là elle n'est, sanglotait Nicole, plus là.

– Ce n'est rien, dit Pons sans comprendre. Ce n'est rien, répéta-t-il doucement. Moi, je suis là, indiqua-t-il.

Nicole pleurant de plus belle. Il se reprit, calme-toi, explique-moi, ce n'était sûrement rien mais on n'allait pas pouvoir manger tout de suite. Il força Nicole à se rasseoir, s'installa près d'elle, explique-moi, je te dis de te calmer. Une heure plus tard il savait tout de la disparition de Justine, c'est-à-dire peu de choses, mais extrêmement lacrymogènes et répétées. La police consultée donnait sa langue au chat.

– Elle est partie avec un type, aussi bien, supposa Jeff. Quelques jours, un petit voyage, tu sais ce que c'est, on ne prévient pas. On ne pense pas.

Nicole se remit à pleurer, tout le restant de la journée. Tôt le lendemain matin, ses larmes salaient déjà son thé froid. Pons était sorti de la maison, sans savoir que faire de soi. Il avait pu reprendre sa chambre, la question n'étant absolument plus là, il arpenta le gravier froid. Des pies le survolaient en échangeant des points de vue éraillés, traversant l'air tendues comme des segments de droite, des anamorphoses de pingouins. Il entendit d'autres oiseaux, sans les voir tous, il monta dans l'Austin.

En gare de Chantilly, Pons rédigea une carte postale (il faut qu'on se voie vite au recto, téléphone à l'heure des repas, Jeff – au verso, le château) qu'il jeta dans une boîte incrédule, à l'adresse que lui avait donné Charles. D'une cabine également incertaine il tenta d'appeler Paul. Puis il laissa longuement sonner chez Bob en regardant le monde derrière les vitres de la cabine: agité de brusques mouvements d'air, le ciel réfrénait à grand-peine une terrible envie de pleuvoir, les gens vêtus en conséquence s'affairaient au-dessous de lui. Il raccrocha. Il rejoignit les gens.

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Chez Bob, le téléphone n'avait même pas sonné, se trouvant hors d'usage. Ses fils étaient arrachés, et l'appareil lui-même était cassé comme la plupart des choses autour de lui. En l'absence de Bob, sur une crise de Van Os vengeur, ses hommes avaient dévasté le studio, brisé tout accessoire, déchiré jusqu'aux annuaires puis conclu leur ouvrage en brûlant dans l'évier quelques ustensiles de plastique choisi. Leur fumée grasse, partout appliquée en épaisse suie collante, ruinait de toute façon l'avenir des rares objets intacts.

Débarquant d'un taxi hélé à Roissy, leur montre encore à l'heure malaise, leur petite mine accusant le décalage, Paul et Bob s'étaient tenus devant la porte poussée, dans le couloir, comme sur le seuil d'une molécule de houille: l'espace était uniformément noir, hérissé de carcasses noires, jonché de débris noirs coupants. Ils n'osèrent pas entrer. Bob n'avait pas trop mal réagi.

– On ne peut pas rester, conclut-il seulement. On va aller chez toi.

– Tu n'y penses pas, dit Paul, c'est peut-être pire. Peut-être qu'ils ont fait pire.

– Tu crois que c'est eux?

– Il ne faudrait pas trop les rencontrer. M'est avis. Les voitures, on ne va pas les reprendre. Tu n'as pas idée d'un endroit, en attendant? Un endroit tranquille.

– Aucune, dit Bob. On peut passer chez Bouc.

Ils passèrent juste prendre un verre, sans intention de consulter. Ils s'assirent pour causer dans les fauteuils de toile pochée, dévidèrent différents sujets qui se présentaient tels que la charcuterie, les orchidées, l'indigo, l'espoir jusqu'à l'apéritif, après quoi Bob sortit faire quelques courses. On dîna de viande rouge, d'oranges et de vin rouge en regardant le journal télévisé, puis le début de ce qui venait après. Bouc Bel-Air se leva pour changer les verres.

– Vous voulez peut-être aussi dormir, supposa-t-il enfin.

– C'est-à-dire que ce serait bien, dit Bob, mais on ne s'impose pas. On ne va pas s'imposer.

Bouc revint avec un carafon de marc et trois godets, tira d'un placard deux lits de camp du même modèle que le sien, Bob et Paul burent à sa santé. Huit jours déjà qu'ils étaient là. On avait toujours un peu froid chez le géomancien, la douche pliante donnait de l'à peine tiède et le chauffage était une petite chose à résistance projetant à vue de nez son haleine de poussière brûlée. Punaisé à la porte, un tract gymnastique figurait les douze rotations et flexions minimum, qu'on regardait plus ou moins chaque matin.

Au début ce n'était que sourires mais on sait comme souvent, dans un espace petit, se précipite semblable situation. Au début tout le monde est content, l'hôte moins seul et ses hôtes à l'abri, mais le temps passe qui banalise et froisse les choses, les susceptibilités, bientôt cela frictionne puis cela pèse. Bouc Bel-Air avait arrêté de rire le premier, rengainant ses répliques en détournant les yeux, manifestant des temps de latence à propos de tout. Dans la journée, Bob et Paul se trouvaient en général assis dans l'une des pièces tandis que lui, dans l'autre, recevait les clients égarés dont l'avenir était son entrecôte. La porte séparant ces deux pièces étant mince, il déplaisait à Bouc que les deux autres l'entendissent, voire l'écoutassent bricoler ses pronostics dont il savait le caractère limité. Lorsqu'il tâchait d'improviser, d'introduire des variantes, c'était gênant d'imaginer leur sourire silencieux. Même si jamais ils n'y firent allusion, il n'aimait pas qu'ils fussent témoins des réactions quelquefois délicates des pratiques.

Bouc se mît donc à faire des coups tels que: boire toute la 33, tout le Tropicana, finir le reblochon; ne jamais rien racheter; perdre le savon, boucher l'évier; le laisser tel quel, sortir sans prévenir, oublier de laisser la clef. De plus en plus souvent dehors pour cause d'oubli de clef, Paul et Bob patientaient à l'abri, souvent dans les grandes surfaces.

– Tu croîs vraiment qu'ils nous cherchent, les Belges, demandait Bob au pied de l'escalator, tu crois qu'ils en ont après nous, toujours? Moi, je dis que c'est fini.

Ils dérivaient dans le rez-de-chaussée, parmi les concessions de parfums, les vendeuses droites et fermes semblaient d'une autre essence que leurs consœurs au milieu des flacons et des sprays. Saisissant les échantillons, Bob se vaporisait le dos de la main.

– On ne peut plus rester chez Bouc, poursuivit-il, ce n'est plus tenable, allons chez toi. Allez, on va chez toi. C'est bien, chez toi. C'est grand.

– Non, dit Paul, mais j'ai une autre idée. On doit pouvoir téléphoner, d'ici. (On put.) Bonjour, pourrais-je parler à Jean-François? (Il put.) Alors tu es là, dit-il d'une voix chargée. Je me disais bien.

– Depuis hier, fit Pons, j'arrive juste. J'ai essayé de t'appeler, ce matin, tu tombes bien. Il faut qu'on se voie très vite.

– Tu en as de bonnes, dit Paul, tu as vu comme tu nous as laidement laissés tomber, là-bas? On ne parlait même pas la langue. Tu trouves ça correct?

– Tu vois bien que vous êtes là, joua Pons, tu vois bien que vous n'aviez rien à craindre. Moi, s'ils me trouvaient, j'avais des tas d'ennuis. Et Charles avec son vieux passeport, tu as pensé à ça? Tu ne sais pas où il est, au fait?

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