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Il passa ses mains sur son visage, longtemps, il frotta longtemps ses oreilles et son cou, plongea profond sous le col roulé de son vêtement. Ensuite il se frotta longtemps les mains puis se frotta tout entier en s'attardant aux chevilles, longtemps aux genoux, longtemps aux épaules, puis il recommença de se frotter les yeux, tout était très obscur. Il eut un peu de mal à cesser de se frotter. Il dut se contraindre à rester immobile, debout, les yeux grands ouverts dans le noir et le diesel, redécouvrant le rythme de son souffle, frissonnant comme nu.

Revenu à lui, Charles vida ses poches de l'excédent de galets jusqu'au niveau de ses affaires personnelles, à commencer par le Zippo. Zippo: alentour en effet des sacs mais aussi des socs, de grosses lames neuves de socs sous film plastique bleuté, et qui sonnaient si clairement tout à l'heure. Dispersant ses vapeurs dans celles du fuel, le Zippo se sentait en famille olfactive; Charles s'époussetait encore un peu d'une main en le promenant autour de lui. Ce ne fut pas dur de découvrir une planche parmi d'autres planches, que Charles tira près des galets. Assis sur ses pieds, adossé au tas, il dressa le briquet sur la planche et tira tous ses dés de sa poche pour entreprendre une série de figures en trois coups. Juste comme lui tombait sec un full d'as par les six, l’Anthrax bougea dans la direction de l'ouest.

15

A l'aéroport de Subang, l'attente avait contrarié Pons. La chaleur concentrée dans l'asphalte faisant trembler à sa surface toute chose en feu follet gluant, le duc commença de fondre par les deux bouts avant de se geler sous les climatiseurs; glaçant sa chemise contre sa peau, sa sueur s'évaporait par lents et profonds frissons. Juste vêtu d'une enveloppe de coton, le duc prit soin de se changer dans les toilettes exiguës du Boeing, redoublant d'épaisseurs en prévision de Paris: sous trop de laine il était donc en nage à Roissy aussi, dans la file d'attente des taxis. Il était fatigué, les notions de sommeil et de jour se mêlaient, glissaient sur celles d'espace, de froid, il avait mal aux genoux. Il s'étonnait d'être fatigué, trop fatigué pour s'étonner de ne pas l'être plus; il avait dû, pressé contre un tapis roulant, attendre sa valise longtemps. Toujours les mêmes bagages défilaient sauf le sien, parfois jetés de travers, leurs arêtes saillantes heurtaient ses genoux fragiles, une fois Pons crut tomber.

Une autre fois il se retint à la portière du taxi, après qu'il eut dû charger lui-même sa valise dans le coffre. En chemin, la banlieue nord se précisa progressivement: différente, certes, du souvenir qu'il en gardait, sûrement différente, des choses avaient sûrement changé qu'il ne sut voir, ne put distinguer des autres. Le taxi s'arrêta près de la Mutualité, devant un hôtel accroché à la mémoire de Pons.

Il existait encore, semblable à son image, également accroché à son bail, n'ayant gagné aucune étoile; la chambre donnait sur une chienne endormie sur un plaid, au fond d'une cour à peu près claire sous les draps étendus. Pons ouvrit son bagage, le referma, s'étendit sur le lit pour s'aussitôt redresser, les coudes en équerre, je ne vais jamais dormir. Les brosses au fond de la valise, le savon; le duc sortit de l'hôtel vingt minutes plus tard. Les mouvements de l'air, dans la rue, séchaient fraîchement son cuir chevelu. Il freina place Maubert devant une épicerie indochinoise, les mangues et la caissière déjà rappelaient le pays, puis il obliqua vers la Seine. Mais comme la banlieue nord et sans doute comme ces mangues, le fleuve tombait en porte à faux, mal synchrone avec ses souvenirs, à sa vue le duc Pons n'éprouva nulle satisfaction, pas la moindre émotion, pas ça de nostalgie. Plus tard devant un ballon de blanc, à la terrasse d'une brasserie vers Cluny, il en allait de même avec le blanc: ni lointain ni proche de celui qu'il se rappelait, pas même le même, pas mieux qu'un autre. Ce n'est rien, c'est la fatigue. Le décalage.

Des femmes passaient devant lui sur le trottoir large, encore couvertes. Le duc eut un peu froid, hésitant à se lever pour plonger dans la ville froide. Proche de l'hôtel, cette terrasse était une zone franche, protectrice, un milieu transitoire équivalent du pédiluve au seuil de la piscine. N'était le frais fond de l'air, Pons s'y fût assoupi. Après un autre ballon qui était un peu meilleur, il se leva quand même et se dirigea sûrement vers un bureau de poste qu'il savait là, aucune raison qu'il ait bougé du coin de la rue Danton. Sans doute la peau de Pons n'avait-elle pas éliminé toute l'humidité tropicale accumulée dans ses pores, car une épaisse buée se condensa sur la porte vitrée dès qu'il fut dans une des cabines du sous-sol.

– C'est Jean-François, dit-il. Pardon? Bon, je ne quitte pas.

D'un index patient, Pons traça des formes dans la buée, une chaise, un profil, pendant que Boris courait de travers après sa maîtresse. Enfin la voix de celle-ci parut, Pons écrasa le combiné sur son oreille. C'est moi, Nicole, souffla-t-il. Jean-François.

– Oh, Jeff, exhala-t-elle.

– Bien passé, dit le duc, oui. Pas trop, un peu. Pas tout de suite, il faut d'abord que je. Et puis je voudrais voir Georges. Je sais, je sais, moi aussi, moi aussi. Demain. Moi aussi, oui.

Il raccrocha, réfléchit un instant, électrifia la chaise d'un zigzag machinal avant de regagner la grouillante surface du sol. Peu après, calé dans les housses pelucheuses d'un taxi Datsun, il découvrait la voie sur berge dans le sens du courant, en contrebas d'un front d'hiératiques façades sculptées dans de l'iceberg gris. L'allée des Cygnes à droite, matérialisant l'axe du fleuve, était toujours décorée des mêmes figurines – un couple, une bonne d'enfants, un lecteur sur un banc – qu'on trouve dans les vieux magasins de jouets. Le taxi ralentit quai André-Citroën au pied d'une tour de trente étages à parements jaunes, striée de baies vitrées, prise entre deux autres tours blanche et beige. Pons ouvrit la portière et leva la tête vers les hauteurs des bâtiments; il s'en trouvait d'assez semblables à Singapour, qu'il faudrait voir vieillis; les verrait-il vieillir. Il abandonna cette question dans le taxi.

Outre l'aquarium et les plantes vertes, le hall de la tour s'ornait d'appliques géométriques et de bas-reliefs en métal jaune, en verre fumé. Pons lut les noms, les numéros d'appartement sur les boîtes aux lettres dorées. Ses lèvres bougeaient sans bruit. Dans l'ascenseur il se trouva coincé contre le miroir du fond, l’une des femmes enceintes avait coiffé de légers écouteurs qui grésillaient dans le silence soufflé de la machinerie. L'une après l'autre sortirent avec leur cargaison; Pons, vérifiant son image dans le miroir, poursuivit seul son ascension jusqu'à l'avant-dernier étage.

Derrière sa porte, Paul suivait une émission consacrée à la faune montagnarde: la sonnerie le raidit dans son fauteuil, les marmottes se figèrent sur l'écran. Il se leva, baissa le son, ouvrit la porte. Passons sur la surprise, passons sur les prophéties de Bouc. L'autre était tout de suite là, bien encadré par l'embrasure, toujours le même. Ah, Paul dit n'importe quoi, je pensais bien que tu allais venir. Le duc ne disait rien, son regard exprimant une dignité farceuse. Entre, ajouta Paul après qu'on n'eut point échangé d'accolade. Pons se laissa tomber dans un fauteuil en soufflant, faisant souffler l'enveloppe de cuir sous lui, tournant vers Paul son visage buriné de gris:

– Tu as reçu ma lettre?

– Tu prendras quelque chose, supposa Paul en disposant de quoi prendre.

– Plutôt celle-là (Pons désigna l'étiquette jaune), vas-y. Vas-y, vas-y, vas-y, stop. Tu es beau, affirma-t-il en levant son verre, c'est bien. Je vois que ça va. (Il but.) Trente ans, n'est-ce pas, tu étais comme ça. (Il disposa sa main en pronation dans l'air.) Ça te fait combien, maintenant? (Il but.) Tu as des nouvelles d'Albert?

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