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– Je veux parler à une personne, s'aventure Paul, mais je ne connais pas son nom.

– C'est contrariant, estime Laure à son tour.

– Mais je connais sa voix. Ce n'est pas votre voix.

– Oui, dit aimablement Laure, je ne pense pas que ce soit moi. Elle n'est pas là.

Qui d'autre? Reste l'éternel Bob, ultime recours, désespoir de cause et dépit du bon sens. Le combiné ravi se chauffe à son haleine lorsque Paul appelle Bob, laisse longtemps – six fois, dix fois, seize fois – sonner. Puis il raccroche délicatement. Se lève, va jeter la bouteille dans le vide-ordures, écoute son grelot décroître le long d'un puits de trente étages. Consulte la pendule, extrait une autre Martin's du réfrigérateur. Ne l'ouvre pas maintenant, la pose sur la table basse en compagnie d'un cendrier, d'un roman de Day Keene et de la commande du téléviseur. Tombe dans le fauteuil rouge, presse la télécommande: du sport, des hommes qui lancent, courent, sautent, retombent. Puis tout repasse au ralenti.

11

A la même heure, on n'avait pas quitté la table à Chantilly, Nicole Fischer saupoudrait son café de sucre à basses calories. Nicole Fischer serrait contre elle un pékinois boudeur nommé Bébé d'Amour, lequel bavait lentement tout en projetant sur l'assistance des regards caporaux. Nicole Fischer portait un tailleur carrelé de gris-blanc strié de filets bordeaux, et des chaussures en petit lézard. Nicole Fischer, maintenant, était une femme pâle aux yeux clairs, aux doigts translucides, aux traits nostalgiques, apparence dont le maintien requérait une folle obstination, une énergie démesurée, un soin semblable à celui qu'elle prenait à réunir et faire bouffer tous les matins ses cheveux platine en un bloc ovoïde élevé sur le sommet de son crâne fin, légèrement vers l'arrière, tel un ballon de rugby calé de guingois dans le terrain lourd avant la transformation de l'essai.

Charles, assis près de Nicole, secouait doucement sa tête lorsqu'elle se tournait vers lui. En face d'eux, Gazol examinait son assiette vidée. Justine au bout de la table regardait Charles avec intérêt calme, douce curiosité. Bébé d'Amour enfin, blotti dans l'angora, levait toujours un oeil fourbe sur le monde; sa bave dégoulinait en abondance le long de ses poils mais stoppait juste à leur extrémité, sans jamais souiller le vêtement de la dame, on avait dû le dresser.

– C'est à propos de Jean-François, avait annoncé Nicole. C'est pour lui que je vous ai demandé de venir.

Où est-il, que fait-il, qu'arrive-t-il à Jean-François, se fussent écriés des amis fidèles. Nul ne s'était écrié. Gazol avait tordu sa bouche et pris son nez entre deux doigts, Charles baissa les yeux. Vous vous souvenez quand même de Jeff, dit Nicole en faisant vibrer la mémoire dans sa voix (qu'ils avaient donc aimé cette voix, naguère), il m'a écrit. Quel genre d'ennuis? fit abruptement Gazol. Un rire s'éleva d'elle, à peine altéré – ce rire en dièse aussi, ils avaient tant aimé.

– Pas du tout, dit Nicole, aucun ennui. Juste un peu d'aide, ça n'a pas l'air bien grave, il a pensé à nous. Il pense à nous, c'est tout.

– J'ai eu des histoires moi aussi, se rappela Gazol au bout d'un moment, mais je n'ai pas fait d'histoires. Je me suis débrouillé seul. On est seul, Nicole, on s'arrange seul, comprenez-vous. Moi aussi, j'ai eu des ennuis.

Charles n'évoqua pas les siens, évidemment visibles. Se portant ailleurs, ses yeux croisèrent ceux de Justine.

– Vous m'auriez aidé, quand ça n'allait pas? poursuivait Gazol. D'ailleurs j'en ai toujours, moi, des ennuis, alors vous allez m'aider? Qu'est-ce que vous allez faire pour moi?

– Bien sûr, Vincent, prétendit Nicole, il fallait le dire. Il suffit de parler.

– Vous ne pouvez rien pour moi, fit Gazol en baissant la tête et creusant le thorax.

L'échange se poursuivit un peu, dégénérant, progressivement dépouillé d'arguments, bientôt réduit à un antagonisme brut. Charles n'écoutait plus, étudiant les reliefs d'aliments sur la table. Un bruit de chaise l'extirpa de sa distraction, Gazol venait de se lever, brisant là: navré, Nicole, désolé mais non, c'est non. Charles par instinct se dressait aussi, tout le monde parut gêné, il y eut un silence et personne ne bougeait, les femmes assises et les hommes debout, comme dans les tableaux de Fantin-Latour. Puis Gazol s'en fut, Charles se rassit. Alors tu restes? fit Nicole, tu es d'accord? Sans répondre il tira vers lui une soucoupe regarnie de charlotte. Peu après, Justine lui montrait sa chambre.

Elle donnait sur des buissons, des arbres avec des oiseaux dessus qui piaillaient dans l'aigreur. Le papier peint rosé-crème figurait des marquises sous ombrelle et sur escarpolette, des ifs et des puits, des lévriers abrutis. Deux tableaux: un aïeul, un paysage plat. Un Heraklès de bronze luttait sur la commode avec un lion de Némée. Justine sortit en fermant la porte après elle, et Charles s'assit sur le lit. Cela manquait un peu de lumière, quand même, c'était encore au nord. Justine revint avec des vêtements de rechange et des serviettes de bain qu'elle répartit dans les tiroirs de la commode. Vous ne voulez rien d'autre, vous n'avez besoin de rien? Une radio, quelque chose à lire. Un journal.

– Non, dit Charles.

Il s'était relevé, ne sachant que faire de lui, les bouts de ses doigts lui paraissaient inoccupés. Il alluma une lampe, ça n'éclairait guère mieux, il l'éteignit. Bébé d'Amour passa derrière la porte en rageant faiblement.

– Je vous remercie, dit Charles.

Justine se tourna vers lui en souriant rapidement. C'est au fond du couloir, dit-elle en montrant les serviettes.

– C'est bien, dit Charles, mais le vélo? Comment on fait pour le vélo?

12

A la même heure locale, c'était tous les jours la même chose: Jean-François Pons déjeunait sur le tard d'un bol de nouilles saisies dans une sauce rouge, arrosées d'une Tiger tiède. Il était seul devant sa table, serré chez lui pendant les grandes chaleurs d'après midi. Ces nouilles livides, ces poissons morts qui surnageaient au fil d'une boue toxique, le duc les mangeait sans les regarder. Il parcourait ses revues cornées, tournant chaque page après s'être essuyé les doigts sur son bleu.

Tous les matins c'était pareil, le duc Pons se levait avant le jour pour superviser la saignée des hévéas, chaque jour incisés un peu plus profond pour faire jaillir un maximum de sève selon la théorie de la réponse à la blessure, élaborée par Parkin à Colombo en 1900. Cette pratique exige un soin extrême, et Pons n'avait pas trop de l'escadron tatillon des contremaîtres chinois dévoués à Kok Keok Choo pour surveiller le prélèvement d'un demi-millimètre d'écorce sur chaque tronc, sous le soleil et le ciel toujours plus vifs, toujours plus lourds. La matinée se passait donc à raviver les blessures des arbustes, puis chacun se retirait sous l'abri qui lui était alloué: les ouvriers agricoles retrouvaient leurs communs, sur l'état desquels les frères Aw n'étaient jamais en retard d'une indignation, et les Chinois réintégraient leurs locaux à peine plus spacieux, mieux aérés, moins envahis par les insectes et les bacilles infiniment variés.

Le couple Jouvin restait généralement cloîtré dans sa villa, hormis les rares apparitions mutiques de Raymond sur le terrain, notant au creux d'un bloc des choses que l'on ne devinait pas, ou celles bien plus divertissantes de Luce trop ivre et fardée, qui zigzaguait parmi les arbustes en gesticulant des airs de Line Renaud, gloussait d'intimes invites à la grande joie du personnel jusqu'à la prompte intervention de Raymond, courant en chaussettes depuis la villa puis ramenant fermement, hors d'haleine, la pauvre grosse créature chancelante dans sa robe à fleurs mal jointive, sur ses talons décloués.

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