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Le surlendemain comme de juste, entre les rangs d'arbustes, le duc Pons s'indignait à haute voix du train de mesures annoncées la veille par l'ingénieur des eaux. Mettant les ruraux mal à l'aise en leur laissant prévoir d'autres dispositions iniques, il évoquait ensuite d'une voix sourde, par phrases brèves comme s'il parlait seul, le principe du syndicalisme. Ce principe était mal connu. On s'y intéressa. Bientôt naquirent des vocations, se précisèrent des tâches que se disputèrent des responsables. Une petite hiérarchie se fit jour, engendrant quelques jalousies comme le désirait Pons, qui voulut diviser encore mieux. Le plus évasivement du monde, par un jeu d'allusions historiques dont il veillait à se démarquer, il entreprit d'inoculer le germe insurrectionnel dans certains esprits choisis. Succès: peu de semaines s'écoulèrent avant qu'une scission fissurât le noyau syndical. Tôt fatigués par le rodage de ce petit appareil neuf, une frange de ruraux radicaux préconisait impatiemment l'action dure, à rebours d'un marais légaliste. Autour des deux frères Aw, qui incarnaient grosso modo ces tendances, on disputait vivement de trois objectifs, chaque jour plus urgents: abrogation immédiate des arrêtés Jouvin, départ du couple à bref délai, rétablissement de l'ancien système dont l'indispensable duc constituait la clef de voûte, discrète et bien-aimée. Le plus jeune des frères Aw insistait moins souvent sur cette troisième exigence, ne laissant pas d'agacer Pons pour qui tout cela faisait quand même de rudes journées.

Tard le soir, après un coup d'oeil sur le ciel constellé, c'était reposant de consulter encore les plans, les photographies de vieux instruments astronomiques. Si le duc parvenait à se maintenir ici, l'un de ses espoirs était de s'en construire un pour lui tout seul, en bord de jungle. Ce serait juste un gnomon, haut triangle maigre en maçonnerie, cadran solaire géant d'une assez grande facilité d'exécution. Mais la brique revient cher à l'est de Malacca. Par quoi la remplacer, se demandait Pons. Toutes ces questions formaient son ordinaire, employaient tout son temps, lui évitaient d'éveiller sa vie d'avant.

Pas plus que Jean-François Pons, Charles Pontiac n'évoquait le passé, aussi songeaient-ils très rarement l'un à l'autre. Ils s'étaient pourtant bien connus, assez bien entendus tout en aimant cette même Nicole, ils s'étaient même porté de la considération. Charles s'était habitué maintenant, depuis longtemps, à vivre sans domicile fixe. Cette ascèse présuppose une méthode. S'il pouvait en effet dormir sous les ponts, sur les grilles du métro, dans les entrées d'immeubles et les sorties de secours, les escaliers de service, les caves plutôt que les combles, il aimait bien aussi s'être assuré l'accès nocturne d'établissements publics, bureaux, bibliothèques, musées qu'il visitait longuement, considérant les œuvres à la seule lueur de son Zippo.

Nicole Fischer les chercha donc inutilement. Ils l'avaient trop aimée pour ne pas disparaître, l'un devenu duc et l'autre errant sans que rien ne laissât prévoir de tels destins. Durant quelque douze ans, les uns des autres on ne devait rien savoir. Puis on se dégela, s'expédia des nouvelles, quelques miettes de nouvelle. Pons, tant que ce fut possible, reprit le contact avec sa sœur, se tenant au courant des progrès de Paul J., de sa croissance et de ses espoirs. Nicole reçut une vue de Java, au dos de quoi Jean-François résumait en quinze mots sa vie depuis tout ce temps. Beaucoup plus tard ce fut une enveloppe en papier bulle, oblitérée à la poste centrale du Louvre et qui contenait juste une adresse à Levallois, de la main de Charles, au crayon. Mais il était trop tard, elle ne répondit plus. Elle ne les revit pas.

Charles quant à lui ne l'aperçut qu'une fois, au fin fond du métro, elle en première presque vide, lui depuis le quai de la station Picpus, une assez bonne station – public d'habitués, personnel complaisant, rareté des hommes en bleu. Il s'y trouvait en compagnie de collègues derrière lesquels, promptement, il se dissimula jusqu'à ce que la rame eût disparu. Les collègues s'étaient regardés, surpris: Charles n'était pas d'ordinaire un homme très émotif, un homme très démonstratif. Son calme leur inspirait plutôt le respect, léger respect nuancé de crainte et d'incompréhension bien qu'il se fût toujours montré prévenant, voire d'assez bon conseil. Le duc aussi, dans le temps, éprouvait devant Charles cette même qualité de crainte. C'était là sa considération.

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Il y a maintenant Justine Fischer dans une chambre grise. La jeune femme est en train de coudre une mouette blanche dans le ciel gris. Elle est penchée sur son ouvrage, assise au milieu du grand lit recouvert de zèbre synthétique et borné par des coussins de lurex. Le lit investit presque toute la chambre, la fenêtre donne sur un square planté d'une douzaine d'arbres au feuillage perpétuel et d'une douzaine d'autres qui ont l'air morts, la nuit tombe encore tôt. Deux meubles bas se serrent le long des murs comme des rats frileux, hors de portée d'une lampe calée sur le lit en équilibre instable.

Justine Fischer aurait trente ans dès que les journées seraient longues. Un soleil brut pesait toujours sur ses anniversaires, forçant à serrer le gâteau dans le réfrigérateur. On ne voit pas son visage derrière les boucles, ni son corps sous une ample chose bleue, on ne voit que ses mains, ses ongles rouges traçant des graphes, braises déclinant dans l'ombre un alphabet martien.

Au cinquième étage d'un immeuble en pierre blanche, Justine partageait avec Laure soixante-dix mètres carrés. Ce devait être d'abord un séjour provisoire, le fruit d'un arrangement, c'était devenu un campement de sultanes en vacances, ne se trouvant pas si mal au milieu du désert, pas trop loin d'un point d'eau, juste entourées d’utiles objets légers à portée de main sur des tapis. Dehors, au-delà des arbres se développait un diorama d'ateliers vitrés, de petits commerces au rez-de-chaussée d'autres immeubles qui se dissolvaient dans la nuit tombée. Autour du square sinuaient des phares tels des poissons-torpilles, en quête d'une anfractuosité dans le roc parcmétrique. Les fenêtres étaient des carrés jaunes et des rectangles blancs, des cadres contenant d'autres cadres: à la télévision, une grosse machine aléatoire crachait des boules de couleur vive.

J'avais le onze, regretta Laure, presque le vingt. Le téléviseur était petit, portatif, surmonté d'une antenne en v, suivi de rallonges interminables. Laure l'emporta dans la cuisine où les glaçons bondirent de leur étui de caoutchouc. Ils grelottaient ensuite dans le gin, vers la porte de la chambre grise. Laure poussa la porte.

Justine régnait toujours sur ses tissus achetés le matin même chez Reine et chez Dreyfus, au pied du funiculaire – grands magasins exhaustifs, bourrés de toute espèce concevable d'étoffes et de femmes appropriées, rondes brunes à dorures, sèches pâles à rayures, satinées de beige sur net chignon blond, adolescentes fluorescentes. Laure l'y avait accompagnée puis elles étaient rentrées ensemble, achetant au passage des fleurs et du veau près du restaurant khmer qui mange le coin de la rue de Prague, passant ensuite devant la salle de boxe puis l'antenne de police, celle-ci flanquée d'une guérite en bois gris contenant un agent vivant.

Elles étaient des amies d'enfance, sans avoir fréquenté les mêmes établissements. Elles s'étaient rencontrées loin de l'école, au cours d'une matinée organisée par le Club Magique de Villemomble, et d'abord elles ne s'étaient pas plu du tout. Elles burent un peu de gin avant de sortir, mirent un peu d'ordre suivies de leurs verres, laissant des ronds humides un peu partout. Laure se couvrit de sa fourrure et Justine d'un chapeau, le tapis de l'escalier amortit leurs talons. A huit heures moins vingt-cinq elles allaient d'un pas vif, dans l'air vif, voir un film avec Richard Widmark.

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