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Si, par une alliance entre leurs chefs, les agents de maîtrise avaient officiellement rallié le camp des syndicalistes, la base se trouvait encore quelque peu divisée. Deux factions commencèrent de gronder, dont jaillirent deux représentants qui s'affrontèrent de la voix puis uniquement du geste, à poings nus. Aw Sam voulait s'interposer, mais Aw Aw comme le duc furent d'avis de laisser le combat se poursuivre à titre de match, d'exhibition sportive qui était une première célébration de la victoire. On criait en effet beaucoup dès que les hommes se furent l'un sur l'autre jetés, on acclamait indifféremment leurs prises nobles et coups bas, on scandait un de leurs noms selon son camp; quelques irresponsables, tenants de la guerre totale, scandaient les deux noms alternativement.

Le pugilat se dilua dès le soleil levé, tout le monde ayant un peu mal aux yeux. Sur le seuil de la villa Jouvin, Aw le jeune et le duc Pons se tournèrent l'un vers l'autre; leurs sourires exprimaient la complicité perpétuée dans la lutte, autant que l'éclosion probable de leur rivalité dans le pouvoir pris. Ils étaient fatigués, surtout Pons qui est plus vieux, ils tinrent un bref conseil. Le duc montra de la réticence devant la proposition faite par les Aw d'une semaine de repos immédiat pour tout le monde, pour commencer. Proposant plutôt que de ce jour, désormais, l'anniversaire fût officiellement chômé, voire fêté par un grand combat de coqs, il obtint la reprise du travail pour le surlendemain. Une fois fondé un jour férié, on se répartit les chambres. Din conduisit Paul et Bob dans la meilleure, celle du couple déchu. Lui-même et ses hommes s'arrangeraient ensemble dans le living, Charles partageant le bungalow de Pons. Traitement de faveur, dit Paul en explorant la chambre, pourquoi ils nous donnent la mieux? On n'a pas aidé. On n'a pas participé. Laisse tomber, dit Bob, aide-moi à descendre le matelas. Je prends le sommier, si tu veux.

Dehors, le duc ni Charles n'avaient sommeil. Ils firent le tour du bâtiment puis s'avancèrent dans les champs, entre les rails d'arbustes, Pons nommait les choses à mesure qu'elles se présentaient sous ce jour neuf. Charles marchait au milieu d'elles, hésitant un peu comme s'il sortait de l'asile. Ensuite on n'allait pas se coucher comme ça, une fois rendus au bungalow, sans une dernière bière. Justement Pons voulait montrer à Charles ses plans, les plans de ce gnomon dont il lui avait parlé déjà, l'autre jour en mer, Charles feuilleta les épures pendant que le duc décapsulait les Tiger conclusives, non sans se plaindre de toujours revenir sur ce même problème du matériau, qui le bloquait.

– Tu n'as qu'à le faire en caoutchouc, bâilla Charles.

– Merde, fit Pons, je n'y avais pas pensé.

– Prévois quand même une armature, peut-être.

Charles s'endormit sans ôter son costume ni creuser cette idée que le duc développa seul, couché, imaginant l'objet, se le représentant de mieux en mieux. Non, pas d'armature. Le duc Pons est en train de concevoir un nouveau modèle de gnomon élastique, dont il contrôlera toute variable, dont il voit déjà flotter l'ombre flexible, amollie par le soleil voilé, comme son propre drapeau sur sa terre reconquise, figure de son pouvoir rétabli. Si, sur ce dernier point, le lobby Aw montre trop de prétentions, le duc saura faire jouer les Chinois par des méthodes éprouvées. La situation lui est acquise, sous peu se dressera le gnomon. Pons en pose tous les paramètres, s'attarde sur chacun de ses détails. Comme il envisage de le peindre il s'endort, ses yeux se ferment en douceur sur l'oreiller des choses accomplies.

Quatre heures plus tard, la plantation se trouve totalement encerclée par les forces de police, assistées par un détachement de l'armée de terre. Il y a là trois ou quatre cinquantaines d'hommes, pour la plupart ils sont armés d'engins Ingram. Ils sont venus en camion, en jeep, précédés de véhicules blindés légers munis de postes de tir Milan, suivis par un petit char Léopard et deux automitrailleuses Saladin, survolés par un hélicoptère Lynx conçu pour l'attaque au sol. C'est trop. C'est beaucoup trop.

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Entraîné aux éveils en sursaut, Charles identifia tout de suite le grondement de l'hélicoptère réel pendant que les autres rêvaient encore – qui de faire taire cet orgue, qui de liquider ce moustique, éventuellement à l'aide de cette tronçonneuse. Aussitôt debout, Charles aperçut par la fenêtre du bungalow quelques grappes de ruraux désœuvrés, levant le nez vers le ciel froissé. Au loin, un pointillé de soldats matérialisait le tour de la plantation, à trop petite échelle pour qu'on pût, même au pinceau très fin, préciser leurs visages.

Fermement secoué sur sa couche, guidé vers la fenêtre avant qu'il eût fini d'ouvrir les yeux, Pons considéra cela sans comprendre. Ses idées s'assemblaient avec difficulté, par saccades, comme les pièces d'un casse-tête. Une frayeur instinctive lubrifiant le système, tout se mit en place d'un coup pour accoucher d'une déduction. C'est foutu, marmonna-t-il, c'est cuit.

Il n'était qu'un parti possible: à son tour il agrippa Charles par le bras, le tira vers la porte, ils surgirent éblouis dans le plein midi. Traînant Charles qui suivait sans comprendre, Pons se mit à courir au-devant des uniformes barrant l'entrée de la plantation. L'hélicoptère juste au-dessus d'eux brassait l'air lourd de sa voilure, dans un fracas d'annuaire indéfiniment déchiqueté, tout à leur course ils traversèrent sa petite ombre ronde.

L'officier chargé de l'opération ne porta même pas la main à son étui en voyant approcher ces deux hommes blancs d'âge mûr, débraillés, hors d'haleine. Le maigre aux yeux rouges criait au secours dans un malais correct. Rapidement présenté (duc, duc Pons), il haleta un résumé des faits dont l'aspect décousu pouvait provenir de son affolement. Ce n'était que la grosse vérité, à peine brodée, soulagée pour son bien de pertinents détails: des exaltés venaient d'envahir la plantation, séquestrant les patrons, brutalisant la maîtrise et terrorisant le salariat. Les choses paraissaient critiques, diagnostiqua le duc, ces hommes étant froidement déterminés. On pourrait cependant profiter du relâchement momentané de leur vigilance, auquel son collègue et lui-même devaient d'avoir pu fuir. Par mouvements urgents, à peine synchronisés, il désigna aux militaires le dortoir des contremaîtres derrière un comité de palétuviers, s'offrant à les y guider: le moment semblait mûr pour juguler la subversion, même s'il fallait toujours compter sur quelque poche de résistance.

L'officier réfléchit brièvement, puis tourna la tête en levant la main vers ses hommes, qui emboîtèrent uniment son pas de gymnastique. On laissa quelques gardes à l'entrée, vers qui le duc Pons courut se faire connaître. Toujours suivi de Charles il revint voleter en tête de colonne, harcelant l'officier de suggestions essoufflées, bourdonnant parmi les hommes de troupe sous le ronflement de la grosse mouche de fer, ce qui énervait doublement tout le monde.

Sur la foi de ses indications, les forces de l'ordre investirent donc la chambrée des Chinois. Un certain désordre s'ensuivit, confusion fertile en dénis, protestations, rancœurs. On s'empoigna dans tous les sens, réglant à l'occasion de vieux comptes hors sujet. L'officier n'y entendait plus rien, demandait un responsable, exigea qu'on lui trouvât un responsable. Kok Keok Choo finit par se présenter, rétablit la vérité des faits désigna la villa Jouvin comme le vrai centre nerveux du trouble. Un moment s'écoula avant que l'officier réalisât que cette version des événements différait fort de celle de Pons, vers qui, tout interrogatif, il se tourna – mais bien sûr que le duc n'était plus là.

Bien sûr qu'il courait à travers la forêt, son ami Charles derrière lui. Ils avaient eu un peu plus de mal à se détacher de l'escouade qu'à sortir ensuite de la plantation, les braves gardes ayant su reconnaître en eux des alliés. Et maintenant ils couraient, remontant en sens inverse la piste empruntée quelques heures plus tôt. En beaucoup moins de temps qu'à l'aller, ils regagnèrent le bivouac où l'on avait rejoint Aw Aw et ses camarades. Désert, ce lieu n'avait pas beaucoup plus d'allure qu'un site de pique-nique le lundi matin, dans quelque espace boisé de la grande banlieue européenne – quoique la forêt malaise, plus puissamment biodégradante, accorde au papier gras un statut bien plus frêle, une espérance de moindre vie qu'à Fontainebleau. La Land Rover était toujours là, toute embuée de vert. Le duc s'approcha d'elle, tremblant, puis il s'arrêta net, fouilla ses poches avec fureur. Non, merde, énonça-t-il d'une voix morte. Les clefs.

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