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– C'est peu de chose, reconnut Toon, mais c'est le geste qui compte.

Plankaert se penchait avec lenteur pour débrancher la prise du téléviseur. On ne va pas foutre le feu pour autant, fit-il calmement observer. Voyou, siffla Pons derechef, petit con. Comme s'il venait de le découvrir, Toon se tourna vivement vers lui en le frappant dans le mouvement, du dos de la main, Pons versa sur son siège à la renverse en se tenant le nez. Bob avait voulu faire un geste, mais Plankaert venait de lui prendre le bras.

– On va revenir, annonça Toon, et ça sera pire si on ne trouve pas Bergman. Ça sera pire si on revient.

Ils disparurent. Une ligne d'hémoglobine suintait du nez de Pons, et son regard était éperdu. Bob le remit d'abord d'aplomb dans le fauteuil, lesté par un verre autour duquel il fit se plier ses doigts, son autre main fermée en bigorneau sur son appendice. Le veilleur de l'hôtel mit ensuite beaucoup de temps à répondre, sa voix laissait entendre elle aussi le plus absolu désappointement de tout.

– On ne passe plus les chambres à cette heure-ci, s'expliqua-t-il anxieusement. On ne peut plus, ce n'était plus possible.

– C'est extrêmement urgent, plaida Bob. C'est très très très important, c'est la chambre 24.

– La 24, il n'est plus là de toute façon. Il est parti, le monsieur du 24.

– C'est impossible, dit Bob. Vérifiez, vous allez voir que non.

– Vous croyez quoi, demanda le concierge de nuit, que je raconte des salades? Je ne raconte pas de salades. Je fais mon métier, je connais mon métier.

– Oui, dit Bob, bon.

– Je le fais correctement, comme il faut. Il est parti, je vous dis. Ils sont passés le prendre vers minuit, des types du port.

En effet, le Boustrophédon se trouvait en pleine mer à présent, Paul était à son bord, personne ne lui parlait. Sans s'expliquer sur les raisons qui avaient précipité le départ, Garlonne l'avait trop vite conduit puis laissé seul dans sa cabine, qui se révéla obscure. Paul en avait exploré les cloisons du bout des doigts, à l'aveuglette, cherchant non sans se cogner partout l'interrupteur dans ses plus improbables coins; mais une fois cet objet trouvé, la lumière ne fut pas plus qu'avant, Paul regagna le bat-flanc à tâtons et s'y assit, son sac seul compagnon fidèle couché contre ses pieds, au cœur du squelette sombre du cargo, parmi les odeurs crues du sel, du gas-oil, de la peinture fraîche. On devait être au courant du problème puisque le matelot Gomez parut bientôt, une lampe de poche à la main, une ampoule de rechange dans la poche.

Ayant fait le tour de sa cabine, Paul descendit sur le pont. Classique bande-son d'appareillage. Les ombres des marins le frôlaient. On défit les amarres dès qu'Illinois eut regagné le bord, s'enfermant aussitôt dans son appartement – Paul n'avait eu le temps d'apercevoir qu'une ombre trapue s'engouffrant dans un triangle jaune immédiatement refermé tel une trappe. Garlonne dirigeant la manœuvre, sourdes soupapes et lourds pistons poussaient bientôt le cargo vers la sortie de la rade. Civilisées, correctes, les eaux portuaires se tinrent tranquilles jusqu'aux deux phares dressés comme une paire d'obélisques ouvrant à la haute mer; dès lors elles se permirent des allusions à leur puissance, dès lors cela commença de s'agiter. Sous l'effet du mouvement, des premiers entrechocs, des frissons nerveux parcourant la carcasse du navire, les timbres se dévissèrent sur les guidons chinois qui bientôt firent troupeau, sonnaillant désordonnément.

Paul demeura toute la nuit sur le pont, sachant qu'il ne dormirait pas. Il fallait d'abord beaucoup de temps pour allumer les Senior Service, et ensuite elles n'avaient pas leur goût normal. Il y avait peu d'activité dans le coin où il s'était abrité, sous le réseau de passerelles du château arrière, encorbellements arachnéens luisant de toute leur blancheur fraîche dans l'ombre. Les marins continuaient de ne pas le regarder, lorsqu'ils passaient près de lui pour se rendre d'un poste de travail à un autre, Garlonne lui-même ne parlait plus du tout, et le capitaine était toujours porté Achab. Peut-être aussi ne voyait-on pas Paul dans le noir, dans le roulis, dans la froide absence de repères. Beaucoup plus tard une lueur diffuse situa l'orient, dissolvant quelques premières étoiles. Puis le soleil émergea, découvrant Paul tout seul sur le pont du Boustrophédon, la crainte dans le cœur, une crainte ivre au cœur d'une grande fatigue. Ensuite il s'était accoudé à la rambarde du gaillard d'avant, considérant l'eau déchirée par l'étrave, s'étonnant de ce que ce déchirement éveillait en lui d'inusable, d'inépuisable intérêt, un intérêt presque réflexe, indéfiniment renouvelé par automatisme, proche de celui que procurent aussi le spectacle du feu, le spectacle de l'orage et le spectacle du passage des piétons.

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Paul s'était résolu, enfin, à remonter dans sa cabine Mais, le hublot ne s'aveuglant d'aucune sorte de rideau ou de volet, la lumière y était trop vive et il ne put dormir guère plus d'une couple d'heures. Il descendit sur le pont avant midi, trouva Garlonne assez vacant. Le second lui donna son point de vue sur la puissance du vent, l'état des eaux, la disposition des nuages et la scolarité de sa fille. Les autres aussi semblaient inoccupés, faisaient fonctionner le cargo comme sans y croire, comme s'il avançait tout seul. Ainsi leurs actions prenaient l'air accessoire – on roule un cordage, on arrime une caisse, on taille en pointe un bout de bois, on donne à Lopez un coup de main. On trouve toujours de quoi s'occuper. On ne voit toujours pas le capitaine Illinois.

On n'avait pas attendu, finalement, pour lever l'ancre, que Lopez eût fini de repeindre le château. Il poursuivit son travail en pleine mer. En fait il expédia quelque peu le dernier étage, y procédant juste par touches, posant des rustines d'antirouille là où pointait l'oxyde, avec un peu de peinture dessus. La partie haute de la superstructure était ainsi badigeonnée d'un blanc hétérogène, tout en repeints superposés comme un camouflage de tank polaire, conçu pour un conflit de boules de neige intercontinentales. Au bout de sa balancelle, Lopez actionnant sa poulie se déplaçait en ludion sur les flancs au château arrière. Il s'appliqua beaucoup à la remise en état des hublots, spécialement celui de la cabine où Paul achevait de déjeuner seul, assis devant la fin d'un plateau-repas apporté par le jeune Gomez. Exagérément absorbé par sa tâche, le faciès inclément s'encadrait dans le disque au-dessus de Paul en train d'achever un fromage mal à l'aise. Paul prit un livre pour contenance, ses doigts graissant les pages, ses yeux glissant le long des lignes. L'âpre voix de Lopez sonnait de temps en temps, s'adressant à Gomez passivement accoudé à la rambarde en contrebas. Paul ne savait pas l'espagnol encore moins quoi que ce fût des idiotismes cartagénois mais, s'aidant abusivement d'une idée générale des langues du Sud, il parvint à se convaincre que son cas était évoqué.

Un peu plus tard, traînant sur le gaillard d'avant, il dut s'effacer au passage de Sapir qui transportait une chaîne d'ancre amoncelée, lovée dans ses bras nus allégoriques. L'homme à la tête de pelle passa sans paraître le voir, comme un bédouin averti dans une zone de mirages, comme si Paul effacé n'avait pas d'existence. Paul se fût senti bien seul si Darousset, à l'heure du thé, n'avait discuté un moment avec lui.

Darousset, poids coq soudanais, était originaire du point où se fondent en un seul Nil immense ses deux branches mères, l'éthiopienne bleue du lac Tane, la blanche kenyane de Victoria. Huit ans plus tôt, le premier bateau de sa vie l'avait emmené le long du fleuve jusqu'à Port-Saïd, recommandé à un cousin par un autre cousin. Hélas dans cette vaste ville il n'y avait plus du tout de cousin, ni d'argent pour rentrer, Darousset démuni s'embarqua sur un deuxième bateau, quelconque vracquier, et depuis d'un navire à l'autre il n'avait plus quitté la mer. Il profitait avec mesure des escales, méfiant des ports et des grandes cités depuis ce sale souvenir de Port-Saïd, n'aimant connaître du monde que ses mers et son village natal à la fourche du Nil. Un jour, son pécule assez constitué, il rentrerait au village sans plus rien vouloir faire d'autre que de nombreux enfants, jusqu'au bout. Paul encouragea le gabier dans ce plan de vie.

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