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C'est un cargo polyvalent que le Boustrophédon, conçu pour le transport de toute sorte de marchandises et doté d'une vaste cale unique, ce qui simplifie les opérations de chargement. Assurant en principe l'aller-retour avec l'Orient, son itinéraire n'est pas assujetti à des escales déterminées comme celui d'un navire de ligne. On peut le mener de port en port, au gré des frets, livrant sans sourciller des bananes à Londres ou du cirage à Trivandrum, cette fois c'était trois mille bidons de produits bitumineux à destination de Sourabaya.

Il est quinze heures, le capitaine se tient sur le pont supérieur, son vieil œil ciel parcourt l'horizon bleu de Prusse de l'autre côté duquel, ce matin, les îles ont basculé. Le calme est plat, la mer est un disque désert dont le cargo serait le centreur, l'œil d'Illinois la pointe de lecture. Hier, le navire a contourné la péninsule de Malacca, ayant appareillé trois jours plus tôt vers l'occident chrétien, les cales bourrées de caoutchouc, d'huile de palme et d'étain. Tout est tranquille à bord mais c'est pure apparence, en fait les marins se plaignent sourdement des conditions qui leur sont faites. La nourriture, trouvent-ils, manque d'abondance et de fraîcheur. Dès lors, comment s'étonner de ce qu'une détonation claque à l'arrière du cargo, des deux hommes qui se ruent vers le migrateur mort, se disputent la chose tiède mais doivent trouver un compromis puisque ensemble ils l'emportent aux cuisines. Le capitaine détourne doucement son regard de cette scène, il aime à retrouver l'inspection océane. Eperdus, vite oublieux de leur deuil, les oiseaux ont repris leur envol exténuant, déjà loin du navire, aussi loin que possible, dans le sens inverse de son sillage, droit vers la Malaisie.

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Trente paysans malais s'assoupissaient sur des bancs parallèles, en contrebas de l'estrade où deux des blancs tournés vers eux somnolaient mieux dans leurs fauteuils. Les paysans portaient la tenue de travail habituelle, du chiffon bleu noué sur les reins, parfois agrémenté d'une bande d'étoffe en bandoulière. A peine plus vigiles, des contremaîtres chinois les encadraient – c'est chose fréquente à Malacca que les Chinois grimpent l'échelle sociale plus agilement que les natifs. Celui des blancs qui ne dormait pas lisait des chiffres, des séries de chiffres et de pourcentages que transposait un interprète aux décimales près. Cela se passait une fois par mois. C'était l'usage. Les paysans devaient se taire pendant la conférence, c'est tout ce qu'on leur demandait contre une prime d'un vingtième de dollar malais.

Assis à gauche de Luce Jouvin, le duc Pons haussa une paupière. Une longue paroi de la salle était percée de fenêtres par lesquelles, au-delà de l'usine à latex, il vit se développer les rangées d'hévéas; la chaleur produisait des ondes molles qui déformaient les perspectives d'arbustes, comme sous l'effet d'une brise invraisemblable en cette saison dans cette partie du monde. Sur le mur opposé, de hautes glaces romantiquement rongées par les moussons doublaient la quantité de ruraux, et le ventilateur au plafond défalquait un peu de moiteur. Pons avait bricolé ce ventilateur onze ans plus tôt, à partir d'une hélice de chasseur-bombardier Vampire de Havilland abîmé dans la jungle en plein raid vers 1953. Il avait découvert lui-même l'épave peuplée de rampants, de rongeurs côtoyant et même traversant le squelette casqué agrippé aux commandes, la phalangette de son index soudée au bouton du siège éjectable. Avant de se mettre à démonter l'hélice, le duc avait rétrospectivement tremblé pour le fiancé de Nicole Fischer.

Pons portait presque soixante ans sous un sweat-shirt d'un noir verdi, taché, décousu aux épaules; il était long, sec, son regard était sec au bout de son cou. Raymond Jouvin suait en revanche profusément tout en lisant ses chiffres et Luce Jouvin dormait sous ses grosses lunettes, elle dormait en ronronnant parfois, elle dormait dans sa cretonne imprimée de fleurs fanées; c'était elle en principe qui présidait la conférence mensuelle. Sous le poids de cette institution, il apparut que le personnel commençait à s'impatienter: les ruraux chuchotaient, donnaient du coude, pouffaient dans leur sabir, une atmosphère récréative menaçait de gangrener la réunion.

– Réagissez, Raymond, grogna le duc par-dessus Luce qu'un rêve en cet instant faisait geindre. Dites quelque chose, vous voyez bien qu'ils se dissipent. On ne va plus pouvoir les tenir, après.

Jouvin puis son interprète regardèrent Pons avec indécision. L'interprète était un Négrito d'une tribu proche de la frontière siamoise. Sa peau était obscure, ses cheveux blanchissaient, sa bonne volonté lassait. L'hésitation de Jouvin, qui suspendit ses comptes, permit que se formât au fond de la salle un mouvement plus net auquel, d'abord, ne se mêlèrent pas les Chinois. D'une voix mesurée, l'un des ruraux venait de se lancer dans un petit discours. Pédagogique, Jouvin frappa le coin de la table avec ses doigts, en vain. Soucieux de répercuter la moindre nuance patronale, l'interprète fit de même du bout de ses ongles cannelés, sans autre effet que l'éveil en sursaut de Luce, le lever de ses paupières lourdes derrière toutes ses dioptries.

Luce avait une grande et grosse bouche, avec une langue disproportionnellement volumineuse à l'intérieur; cela fatiguait sans doute de toujours contenir l'une dans l'autre, aussi Luce devait-elle faire sortir cette langue de temps en temps, comme on étire ses membres ou promène son chien. Elle la fit aller sur ses lèvres épaisses, gonflées comme des pneus gercés, puis maronna quelque chose à l'adresse de l'interprète. Heureux de n'avoir plus à traduire, celui-ci cligna, sourit, disparut, revint porteur d'un gobelet de métal dont Jouvin ne voulut pas identifier le contenu. Il détourna son regard, alors que Pons donnait vers Luce de toutes ses dents. Profitant de ses excès, d'une lucidité moindre qui s'ensuivait, le duc s'était aventuré cinq ou six fois vers ces muqueuses exceptionnelles qui engloutissaient d'un trait le contenu du gobelet, qui articulaient ensuite: qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il veut.

– Toujours les mêmes, observa Jouvin. Qu'est-ce qu'il raconte, Jean-François?

– On entend mal, prétendit Pons, je ne saisis pas tout.

Toute l'assistance s'était progressivement tournée vers l'orateur aux pupilles véhémentes, et dont la chevelure noire produisait du bleu. Son pagne pendait comme tous les pagnes, mais de petites pierres semi-précieuses incrustées sur le devant de ses incisives dénotaient un souci de chic. Son buste était aussi tatoué d'aigles, de pensées et de motifs abstraits parmi lesquels, sur son épaule, des galons peut-être fortuits. C'était un long jeune homme au long visage décoré d'un petit nez, d'étroites oreilles aux lobes élongés par des breloques polythéistes. Il parlait, ses pareils l'écoutaient. Même les contremaîtres commandés par Kok Keok Choo, d'abord indifférents, finirent par s'expédier quelques diphtongues, puis des vues s'échangèrent avec les ruraux, et tout le monde bientôt commentait à chaud la péroraison du plus jeune des frères Aw. Seul son aîné se taisait en le regardant, lui ressemblant comme une première ébauche, une photo floue. S'il partageait presque toutes les idées de son frère, l'aîné des Aw s'en tenait à une action plus intendante, préférant pointer les absents aux réunions syndicales, collecter les cotisations, rédiger les comptes rendus de séances et les discours du benjamin dans sa graphie de lettré.

– Voilà les Chinois qui s'y mettent, constatait Jouvin. Faites quelque chose, Jean-François.

– Mais qu'est-ce qu'il veut, réitéra Luce.

– La même histoire, fit Pons, les conditions de travail, pas de secret. Les horaires, les salaires, il n'y a que ça de vrai.

Il éloigna ses mains l'une de l'autre. Jouvin fronçait et plissait tout en feuilletant la comptabilité, clavecinant sa calculatrice pour soutenir le récitatif du jeune Aw. Il jeta son coude en arrière, fort de sa démonstration:

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