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Cinq kilomètres avant la plantation, Djalaluddin Din lui indiqua une étroite piste adjacente qu'ils suivirent plus lentement jusqu'au camp. Le camp: des nattes au milieu d'une clairière, huit hommes assis dessus autour de trois pierres d'où se tirait une ligne de fumée crayeuse, livide fil à plomb qui s'enroulait dans les premiers branchages comme autour des doigts d'un fumeur, s'entortillait puis se démantelait dans les voûtes supérieures.

Aw le jeune était là, avec tous les autres. Seul encore à connaître tout le monde, le duc Pons fit les présentations, prononçant des noms qu'on ne comprenait pas toujours bien. Puis on sortit les caisses de la voiture, en retira les ustensiles à crosse repliable qu'on se répartit, il y en avait deux de trop. Devant cet arsenal, les Malais faisaient montre d'assez peu d'enthousiasme; comme Bob essayait d'en commenter par gestes les particularités, ils détournèrent un œil sceptique, parlèrent doucement entre eux. Aw Aw avait pris Din et Pons à l'écart, il s'expliquait d'une voix posée.

Les timides ruraux continuèrent d'échanger des phrases brèves avec des sourires, des rires légers, non sans examiner en douce Charles et les autres. L'un d'eux finit par se risquer, what is your name, Paul lui répondit trop vite une première fois, puis en articulant mieux. Les Malais riaient en répétant les noms avec des commentaires, les déformèrent avec des rires plus vifs, ce nouveau matériel semblait se prêter au calembour local.

Aw Aw, soutenu par Din, finit par convaincre Pons de passer à l'action au plus tôt en faisant valoir ce qu'avait exposé le capitaine: l'équipement sommaire des Chinois permettrait une victoire sûre. Et même si, autour du noyau dur constitué par lui-même et son frère, Din et leurs proches, la détermination rurale formait une pulpe un tant soit peu blette, on pouvait au moins compter sur son soutien passif. Plutôt qu'attaquer frontalement, même avec la certitude de vaincre, mieux vaudrait cependant opérer par surprise, contenir les contremaîtres sans effusions exagérées. Aw proposa d'agir une heure avant le lever du jour, quand l'imminence de l'aube fait que partout, toujours, la vigilance se laisse aller.

La lumière verte autour d'eux fonçait doucement, de l'olive par l'absinthe au wagon, puis au tunnel. Le bruit changeait de nature avec la nuit, on sentait non loin de soi des courses de quadrupèdes, couvertes dans la journée par d'immenses meetings contradictoires qui opposent cinq cents espèces d'oiseaux dont quelques migrateurs, déployant leur v inversé sur une cime de conifère, tantôt appelés à témoigner au titre d'envoyés spéciaux, tantôt conspués comme agents de l'étranger selon l'idéologie aviaire du jour. Le soir venu ces volatiles soufflaient un peu, se préparaient au sommeil, retapant le coussin en duvet sous leur aile avant d'y enfouir leur tête pointue. Bientôt ne dévalèrent plus, isolément, que d'hésitantes exclamations répétitives, désabusées, soliloques attardés d'oiseaux buveurs tressant une texture de riffs mélancoliques sur fond de quoi, parfois, daignait improviser le vespéral merbok, génial virtuose au répertoire consacré.

On se partagea la soupe puis on resta assis, allongé sur son coude par groupes d'affinités. On s'ennuyait assez, n'osant dormir vraiment. Toujours à l'écart, Aw, Pons et Din perfectionnaient leur stratégie, aiguisaient la tactique en se passant un thermos décoré de fleurs rouges.

Charles tira deux dés de sa poche déjà froissée, il les fit sauter sur sa main. Il les jetait sur son coin de natte, lisait le score, les rejetait. Les Malais, d'assez loin, se mirent à l'observer, leur attention crût vite puis ils se rapprochèrent de plus en plus sensiblement. Charles eut tôt fait, par langage signé, de les rompre aux beautés de la passe anglaise. Paul ayant conservé le jeu de dés trouvé sur le Boustrophédon, on additionna les cubes qu'on se répartit, instituant trois ateliers de passe; Bob conservant le dé enclin au cinq pour son usage, omit de le préciser. Les ruraux jouaient avec ardeur, récréant les règles et découvrant les coups, montant des plans selon d'exotiques prémisses, d'originaux postulats, heureux de cette nouveauté qu'ils explorèrent à fond jusqu'à ce qu'enfin tous leurs dollars, toute leur timidité fussent disparus, en attendant d'aller se battre. Ils s'étaient souvenus de boîtes de Tiger oubliées dans leurs sacs, alu contre alu l'on trinqua, Bob fraternisait en comptant la monnaie. Nuit de jeu sous les banyans.

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On est fatigué par une nuit de veille. Une heure avant le jour, on espère tant sa venue qu'on se figure des signes de sa présence. On le voit là, juste derrière, on l'imagine déjà se lever dans la minute. Il vient alors moins que jamais. On s'inquiète, on perd patience. Ce trouble aggravant la fatigue, on peut aussi perdre courage lorsqu'on se trouve au bord d'une mare où cela coasse de temps en temps, près d'une baraque d'hommes endormis.

On est un Chinois nommé Lou, on a ce fusil à deux coups dans les bras, on n'a rien d'autre à faire que garder levées ses paupières dans le noir en écoutant ronfler les batraciens. Nul chant d'oiseau, les plus invétérés couche-tard s'étant effondrés sur leur nid depuis longtemps, nulle horloge biologique ne sonne de si bonne heure. Quoique non loin, des pas feutrés: des bêtes parfois traversent la plantation, leur démarche est rapide, légère, et c'est très bien ainsi. On n'aime pas qu'elle soit gauche, massive comme celle du varan hippogriffe qui mange la pourriture et sue le poison, qui est bien deux fois plus lourd et long, hors tout, qu'un Chinois standard. On éloigne cette idée, le bruit s'éloigne aussi, on est très soulagé.

Une minute plus tard on sourit lorsqu'on reconnaît le merbok, dans l'une de ses attaques les plus classiques. Si le virtuose lance déjà son indicatif, les autres vont sûrement suivre et relever le défi, d'une voix rugueuse d'abord, toute éraillée avant le premier ver. Cela fera se lever le jour plus vite, c'est encourageant. On reprend confiance. Mais l'oiseau se tait aussitôt, peut-être a-t-il chanté dans son sommeil, par bribe comme nous y parlons, s'exclamant à quelque coup de théâtre de son rêve d'opéra. Une déception ternit notre confiance puis, dès que Djalaluddin Din a fini de singer le merbok, une chose lourde tombe sur notre épaule et nous plions les genoux, puis sur notre tête et nous tombons, nous roulons dans la mare et les sangsues se jettent sur nous, s'agrippent à notre derme de toute la force de leurs trois mâchoires.

Après que Din eut récupéré l'arme de Lou, Aw Aw força l'entrée du baraquement. Alerté par le signal convenu, Aw Sam se tenait derrière la porte avec les autres membres du comité de grève. Son jeune frère lui tendit le fusil mouillé, lui montra le sien plus moderne, plus gros, d'un air entendu, un doigt sur les lèvres. Les syndicalistes se regroupèrent en silence, puis se mirent en marche vers le dortoir des contremaîtres dont le veilleur n'opposa pas la moindre velléité: très vite, tout était presque fini. Les Chinois réveillés sans violence ne firent aucune histoire après que Kok Keok Choo se fut rendu aux arguments des frères Aw, à tous égards avantagés. Les Européens, qui jusque-là s'étaient contentés de suivre l'opération réglée en un petit quart d'heure, s'émurent de sa facilité. Ils se trouvaient trop inutiles, encombrés de leur personne, déplacés au milieu du chantier; on leur avait dit de se pousser. Pons proposa de s'occuper lui-même des Jouvin.

Raymond Jouvin dormait à ce point qu'on prit le temps d'arracher les fils du téléphone avant de le ficeler avec, à même son lit, tel quel. Pour Luce il n'y avait rien à faire, elle gisait au plus fort de l'imbibition dans le jardin intérieur de la villa, parmi les palmes des ricins. Sa bouteille avait roulé non loin d'elle sur le dallage du patio, s'y vidant d'une part de son contenu; accoudés à l'arête d'une dalle, un couple de geckos lappaient la flaque en prenant leur temps. Tout s'était donc achevé presque trop vite, on eût aimé voir le soleil se lever sur la victoire, on dut patienter pour en distinguer les contours.

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