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– C'est exagéré, Garlonne, c'est très exagéré. Je suis bien d'accord, moi, je veux bien. Tout ce que vous voulez. Mais ce n'est plus de mon ressort, là, c'est avec la compagnie qu'il faut voir.

Voyant que son oncle se proposait d'intervenir, Paul posa une douce main dissuasive sur son avant-bras. C'est embêtant, disait Garlonne en baissant la tête, ils ne vont pas bien le prendre. Derrière lui, merveilleusement détendus, Gomez et Darousset semblaient surtout ne pas le prendre du tout; un doigt dans le nez, Sapir considérait ses espadrilles. Garlonne rempocha son papier.

– Une petite ouverture, insista-t-il, un geste. Vous cédez sur un point, un tout petit point. Parfois l'esprit s'apaise avec un petit point.

– Ne soyez pas imbécile, fît le capitaine sans hargne. Dites aux gars de reprendre le travail et venez vous asseoir. C'est tout froid, maintenant.

Sans relever la tête, le second se remit à fouiller dans sa poche, d'où il finit par extraire un minuscule engin de quatrième catégorie, quelque chose comme un Browning Baby pour dames. Vérifiant discrètement qu'il le tenait dans le bon sens, il le dirigea vers Illinois, puis d'un mouvement circulaire vers les trois passagers consternés. Mais il n'avait pas l'air crédible avec son petit objet, on aurait dit qu'il voulait le vendre. Sa salive avalée: allons-y, fit-il non sans effort: instantanément des objets contondants fleurirent entre les mains de sa souriante escorte. Les passagers eurent un sursaut, mais Illinois remuait juste ses épaules et réglait sa visière en se retournant vers son assiette.

– Je me vois contraint, dit Garlonne d'une voix contrainte. Je prends le commandement, voyez-vous.

Illinois plantait sa fourchette dans le pâté, empalant sans répondre un demi-cornichon du même coup.

– J'ai l'équipage avec moi, développa le second, ça ne peut pas se discuter. C'est eux qui veulent, n'est-ce pas. On ne peut pas s'y opposer.

– Vous perdez l'esprit, Garlonne, mâcha le capitaine, vous me décevez énormément. Où est Lopez, au fait?

– Il est avec nous, s'écria le second de plus en plus nerveux, Lopez est avec nous.

– De nos jours, fit le capitaine dans sa serviette, vous ne vous rendez pas compte, enfin. Vous n'avez plus aucune notion de rien. C'est de la mutinerie, ça n'a pas d'autre nom, c'est irréaliste. C'est complètement irréaliste.

– Je suis responsable, affirma l'autre aigûment, je prends mes responsabilités.

– Bon, dit Illinois, qu'est-ce que vous allez faire?

– Vous restez là, proposa Garlonne, vous ne bougez pas de là jusqu'à ce qu'on vous débarque. Il ne faut pas qu'on nous empêche, expliqua-t-il, il ne faut pas nous empêcher. Il ne faut rien nous empêcher.

Il s'était rapproché de la table tout en parlant sur un registre sans cesse plus élevé, il agitait l'article pour dames à proximité de Bob qui se déplia brusquement vers lui, le déséquilibrant d'un coup d'épaule. Presque en même temps, Paul lui agrippait le poignet. Le capitaine se leva, suivi de Pons avec un temps de retard: Sapir et ses marins souriants se ruaient déjà sur eux. Brève confusion, puis on se répartit les rôles deux à deux, corps à corps. Le jeune Gomez ceinturant le duc, Bob entraîna dans sa chute l'homme à la tête de pelle. Comme il se relevait en désordre, il croisa l'œil égaré de Garlonne, l'œil noir de sa petite arme pointé vers Paul. Je vais tirer, piaula le second à l'adresse d'Illinois qui soufflait bruyamment, contenu par un double nelson du Soudanais. Garlonne cria puis la détonation retentit, bruit sec dans l'espace noir de monde, qui se figea un instant. Personne n'étant touché, on se reprit, on se rempoigna par couples en s'efforçant de se rapprocher de la porte, comme des amants valseurs tournent insensiblement vers la terrasse obscure pour aller soustraire leur étreinte aux regards indiscrets du monde.

25

Le pugilat se poursuivit sur le pont. Garlonne s'étant remis à tirer, capitaine et passagers refluèrent tant bien que mal vers l'escalier du château arrière, grimpèrent en vrac la spirale métallique menant à l'abri de navigation. On s'y rua, puis on en verrouilla la porte; on souffla.

– Lopez, fit Illinois, qu'est-ce que vous faites là?

Sa voix sonnait dans une curieuse sévérité. Le timonier ne répondit pas. Il se tenait à son poste, debout devant les manomètres. Dehors, les mutins commencèrent de cogner derrière la porte en fer.

– Vous n'êtes pas avec eux?

Lopez ne répondit pas plus: il continuait d'assurer sa fonction. On ne saurait pas s'il agissait ainsi par légalisme ou seulement par antipathie à l'endroit du second. Vous gardez le cap, commanda le capitaine en se dirigeant vers la radio, on va faire un appel. Il prit place devant le poste. Assez vite on avait cessé de vouloir enfoncer la porte, on ne cognait plus. On avait dû redescendre.

Il apparut que l'émetteur était hors d'usage, ne fonctionnant même plus comme récepteur. C'est cassé, dit le timonier, le nègre était de quart avant moi. C'est sûrement lui. Mesurez vos propos, Lopez, je vous prie, fit Illinois d'un ton préoccupé qui s'aggrava d'un cran lorsque, trois étages plus bas, les moteurs vinrent de s'interrompre.

Sapir avait stoppé les machines, aux vibrations si régulières ordinairement qu'on ne les entendait plus, qu’elles s'effaçaient d'elles-mêmes. Maintenant qu'on ne les entendait vraiment plus, c'était leur absence qui assourdissait. Il en va de même avec une dent qu'on a perdue (développons), le volume de sa place vide surprend, il est énorme, sans rapport avec la taille qu'on prêtait à cette humble dent qu'aussitôt l'on regrette, que post mortem on se prend à découvrir, qu'on se reproche de n'avoir pas assez brossée du temps de sa splendeur et qui finit par occuper bien plus d'espace que lorsqu'elle était là, même si on la garde aussi dans une petite boîte (stop). Le capitaine jeta un coup d'oeil vers le pont, du côté de l'ancre: les insoumis ne se disposant pas à la jeter, le Boustrophédon commençait de dériver sur l'eau foncée, vers le cœur écumeux de l'océan Indien. Nous voilà propres, répéta Pons.

Bien qu'ils n'eussent plus d'utilité, Lopez gardait sa place devant les instruments de navigation, répartis au-dessous du long rectangle vitré qui donnait sur l'avant du navire. Près de lui, le capitaine regardait le pont vide, la mer autour, la nuit tombée; de la lumière parut dans la chambrée. Entassés sur le sol de l'abri, les trois passagers dormirent peu.

Ils étaient tous debout devant la vitre dès la première naissance du jour, sous une lumière télévisuelle grise, bleue, pas assez définie, mal à l'aise dans ce format de cinémascope. Il faisait déjà chaud lorsqu'un peu de bruit commença de monter du pont: les rebelles s'étaient levés tard, hésitant peut-être à sortir de la chambrée. Se sachant observés, ils montraient en effet une insincère aisance, un triomphe maladroit, Garlonne sortit le dernier en rajustant son uniforme. Ils traînèrent sur le pont toute la matinée sans pouvoir masquer leur oisiveté forcée, ni le désarroi léger où celle-ci les plongeait. Quoique s'efforçant de ne pas voir les assiégés qui s'alignaient derrière la vitre du poste de pilotage, tôt ou tard ils cédaient, lâchaient un bref coup d'oeil vers la superstructure, irrépressiblement. Ils regardaient la mer, ils regardaient leurs mains, Garlonne leur proposa quelques tâches dérisoires, trop vite achevées vu leur immense bonne volonté.

A l'étage on se concerta: la situation était bloquée. Les uns contrôlant les machines dont les autres détenaient les commandes, chaque camp se trouvait neutralisé, riche comme de la moitié du même banknote. Il faut attendre, dit Illinois, on va attendre. Conférant dans la cabine du second, Garlonne et Sapir tiraient semblables consigne et conclusion. Comme la chaleur montait sur le navire figé, on soufflait parfois de part et d'autre, on s'épongeait le front en se plaignant. Entre les forces antagonistes il y eut un seul échange, assez bref, lorsque Lopez cria quelque chose d'espagnol à Gomez, l'exhortant sans doute à rallier l'ordre et la loi. Le matelot lui répondit sans se retourner, d'un mot de très peu de lettres qui fit rire aux larmes Darousset. Aidé de Sapir, le gabier nilotique fixait des lignes de fond un peu partout autour du bâtiment.

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