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– C'est tout à fait clair, tout ira par deux, toujours plus ou moins par deux. Voilà ce qui va se passer. Vous allez rencontrer un homme actif, cheveux blonds grisonnants, portant lunettes. Lunettes, Mars dans le Bélier, n'est-ce pas. Il devrait vous, attendez un instant.

Déjà plus détaché, Bouc Bel-Air régla l'angle du pouce et de l'index par-dessus deux plombs, par-dessus deux autres, comparant les écarts en levant ses doigts à hauteur d'œil mi-clos, laborantin devant l'éprouvette, hochant un crâne professionnel.

– Solliciter pour un placement, compléta-t-il, quelque chose comme un investissement, affaire d'outillage semblerait-il. Machines-outils. Naturellement, à ce degré de précision il peut toujours y.

Mimique évasive, genre garagiste ou chirurgien. Mais quand même en cinquième maison, Vénus conjointe, en principe ça ne faisait pas un pli. Quant à déterminer quand se produirait cette rencontre, on ne le pouvait pas. La question, d'ailleurs, n'était pas là.

– Où est la question, Bouc? voulut savoir Bob.

– La question n'est pas dans les faits, dit le géomanclen, mais dans leurs conséquences.

– Alors, demanda Paul, qu'est-ce que je devrais faire?

– M'est avis que cet homme, exprima Bouc après une réflexion, vous ne devriez pas accepter son offre (je vous dis ça, vous faites comme vous voulez), il me semble qu'il vaut mieux refuser. Je ne pourrais pas dire pourquoi, par exemple.

– Rien d'autre?

– Un homme encore, estima Bouc Bel-Air, Je le verrais plus proche de vous, plus vieux que l'autre, plus maigre aussi (je vous ai dit qu'il serait maigre, l'autre?), outillage également.

– D'accord, dit Paul, donc je refuse.

– Non, fit Bouc, cette fois vous marchez. C'est ce que je préconise, naturellement c'est à vous de voir. Avis tout personnel.

Il traça dans l'air un geste plus expéditivement arrondi que les autres, comme s'il y signait une décharge. L'amour, dit Paul, l'amour maintenant. Bouc Bel-Air observa ses genoux. Bon, dit Paul, vous acceptez les chèques?

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Charles avait passé la nuit suivante au musée Jacquemart-André, qui surplombe un tronçon presque paisible du boulevard Haussmann. C'était un de ses refuges favoris, un séjour sûr quoique pas si bien chauffé, moins confortable qu'on pourrait croire: la literie y consistait en un long canapé bombé, très dur et tendu de satinette parme, hautement dérapant tel un saucisson de savon. S'accrochant à l'accoudoir, coinçant ses pieds sous l'autre accoudoir, Charles calait contre le dossier son corps massif mais lâchait prise dès que celui-ci s'engourdissait, dès le prégénérique de ses rêveries répétitives. Alors il tombait, puis remontait sur sa couche en s'y agrippant mieux, jusqu'aux premières images hypnagogiques qui le rejetaient au bas du meuble. Répugnant à s'y ficeler, Charles ne connaissait donc que des débuts de sommeil, des incipit de rêves dont il ne regrettait jamais l'inachèvement.

Il se levait toujours tôt. Vers quatre heures du matin, abandonnant sa lutte contre le canapé, il s'animait dans son indifférence. Il soufflait en se mettant assis, touchait son front moite, enfilait ses chaussures à tâtons, les renouait d'instinct dans le noir puis se dressait, trouvait dans sa poche le Zippo qui découvrit une aire d'un mètre de rayon. Quelques minutes il parcourut le réseau de grandes salles obscures, son briquet serré dans sa main au-dessus de lui. Des tableaux défilaient, des portraits tout de suite happés par l'ombre et qu'il ne regardait pas, sauf un instant Le début du modèle. Outre ces peintures, les galeries abondaient en toute sorte d'objets d'art sous leurs fragiles vitrines, des objets de toute taille et spécialement des petits que Charles aurait pu prendre, vendre et s'assurer ainsi des jours meilleurs, mais l'idée ne lui en était pas venue, ou ne s'était pas maintenue.

Circulant ainsi parmi les œuvres, la lueur noire et jaune du pétrole tremblant au bout de son bras levé, Charles devenait lui-même un bon sujet, un motif artistique tout à fait possible. Il s'engagea dans le cul-de-sac d'une galerie au bout de laquelle une tenture pesante, accablée d'héraldique, dissimulait une porte en fer. D'une autre de ses poches il retira deux clefs, mariées par un bout d'élastique sec, friable autant qu'une tige sèche. L'une des clefs se trouvait trop plate et de trop petit format, l'autre étant un passe rudimentaire qui se plaignait quant à lui de n'ouvrir que deux serrures sur cinq d'une certaine sorte, parmi quoi celle de cette porte en fer. La porte donnait sur un gazon qui étouffe les pas, ensuite une allée de gravier contourne le musée jusqu'au portail. Charles escalada le portail.

Sous les premières menaces du jour, le boulevard Haussmann se tenait tranquille et propre, déjà passaient les éboueurs chargés de parachever le tableau, de préparer la piste. Autour du véhicule vert progressant par segments, une équipe gantée de peau dansait en projetant avec souplesse les scories dans le broyeur. Charles ne leur donna pas un regard. Malgré sa profession, son état négatif d'une profession, îl ne s'intéressait pas spontanément aux déchets; il suivait le boulevard vers la rue de Miromesnil, ses mains enfoncées dans ses poches. Outre le Zippo, les clefs, celles-ci recelaient deux mètres de chanvre tordus en huit, deux mètres de tickets de métro en rouleau, cinq dés à jouer, un couteau suisse à trois fonctions très affûtées, onze francs trente en petite monnaie, trois cachets d'aspirine dans un étui de métal. Dans la poche intérieure zippée de sa parka, Charles possédait aussi une enveloppe de skaï lézardé contenant cent francs plies dans un papier d'identité. Ce même billet de cent francs depuis quatre ans, Charles n'y touchait jamais, il était une sorte de police d'assurance plutôt que du véritable argent. Et sur la carte d'identité, à gauche de son sourire absent, était écrit Pontiac Charles, Frédéric, Marie, né à Verdun cinquante-six ans plus tôt, un mètre soixante-quatorze, signes particuliers verres correcteurs. Mais nulle trace de lunettes, luxe inutile, dans les affaires de Charles.

Il ne compta pas six ou sept heures sonnant d'un clocher proche, de plus en plus nettement détaché sur ciel pâle où des prémices rosâtres s'étiraient; d'autres que lui se fussent réjouis de cette belle perspective. Passés les éboueurs il n'y avait plus grand-chose, plus grand monde sur le boulevard. Puis cela s'animait un peu vers la station Villiers.

Charles prit l'une des premières rames pour travailleurs, du nord-est où l'on dort au nord-ouest où l'on œuvre, dans l'air strié de dentifrice et de café-tabac, d'encre et de nouvelles fraîches, de draps et de sueur, de savon, d'after-shaves cousins du calva. Sur les yeux rouges clignaient, tombaient parfois de lourdes paupières. Par-dessus les épaules résignées, Charles déchiffra de gros titres sans en établir la portée; sa lecture était mécanique, ne se connectait qu'à peine à sa conscience. Il descendit au terminus, Pont de Levallois. Les toits découpaient nettement le jour à présent, le soleil faisait battre des moires sur leur zinc.

Dans Levallois, Charles rejoignit une rue nommée Madame-de-Sanzillon tout au long de quoi les constructions rapetissaient en noircissant, se dégradaient au point de s'effondrer parfois, ceintes de franges de terre où proliféraient de mauvaises herbes géantes, affolées par leur propre croissance, génétiquement inhabituées à ce laisser-aller. Tout étriqués au bout de la rue à droite, deux étages se tenaient l'un sur l'autre, chacun sa fenêtre barrée d'une planche pourrie, l'absence de porte donnant sur une intimité de gravats gris, de cendres grises. Par les crevés du toit, le jour diffractait net le gris. Un barbelé sénile courait devant la maison, conclu par un portail où tenait avec du fil de fer une boîte aux lettres en métal blanc portant deux patronymes (Vidal, Pon-tiac) peints en foncé.

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