L'après-midi, la fournaise apaisée, on retournait am champs pour récolter le latex sué dans les tasses fixées aux troncs. Pons devait surveiller ensuite le transport à l'usine de la matière première puis les étapes de son traitement, sans parler du réglage des machines, de l'arbitrage des conflits, des rapports quelquefois tendus avec les coopératives de petits planteurs.
Quinze heures, dehors c'est une grande lumière sèche. Le duc Pons gratte son cuir chevelu d'un doigt moite en feuilletant une brochure importée d'Europe du Nord – on frappe à la porte. Pons ferme sa revue, adresse une grimace à l'horloge murale offerte par les contremaîtres il a cinq ans: un panda y bat la mesure une seconde sui deux. On frappe encore – contre la porte est punaisée une vieille première page de France-Soir toute jaune, toute occupée par la photographie d'une manifestation, pendant la guerre froide, à Paris: jeune, déjà très osseux un coin, on y aperçoit le futur duc. Pons crie d'entrer.
L'aîné des Aw parut furtivement. Plus intellectuel, moins charismatique que son frère, il tenait à celui-ci lieu d'ombre scrupuleuse, d'éminence terne.
– C'est toi, Sam, soupira Pons. Assieds-toi, je vais te prendre une bière.
Pendant que l'autre posait son corps gauche sur un tabouret, le duc s'en fut extraire deux Tiger de la glacière.
– On n'aura pas le temps, dit Aw Sam doucement, il faut qu'on voie mon frère. Il veut vous parler.
Pons grimaça derechef, replongea l'une des boîtes parmi les pains de glace malpropre, ouvrit l'autre et but longuement avant de se retourner vers le Malais, désignant la fenêtre comme s'il tonnait – non mais tu as vu ce qui tombe? Les insectes en effet couraient se mettre à l'abri sous cette touffeur drue, tambourinaient contre les mailles des moustiquaires. Le duc but encore, ensuite il hoqueta. Bon, dit-il enfin, je prends mon chapeau.
Trois cents mètres plus loin, au-delà du quadrillement d'hévéas, la forêt à étages gonflait monstrueusement, déployant une surenchère d'espèces. Le duc suivit d'abord l'aîné des Aw entre deux lignes d'arbustes, dans un ocre couloir de sable et d'argile fendillée, vers l'espace absolument vert. Tout était vert sous ces climats propices, d'abord d'un vert nuancé, multiple, exploité sous toutes ses coutures, déployé jusqu'à l'empiétement sur ses couleurs parentes, son oncle brun, ses cousins jaune et bleu; ensuite, une fois sous le couvert des arbres, la gamme se resserrait ferrugineusement autour du wagon.
Aw Sam ouvrit le chemin, écartant les branches des halliers, les retenant parfois devant le duc pour éviter l'effet de fouet. Presque tout de suite on était dans le giron de la forêt archaïque, tout à fait primitive, vierge de défrichements et de brûlis, intouchée par les chercheurs d'étain. Jean-François Pons ne s'y aventurait plus qu'exceptionnellement, au rare gré de la retrouvaille d'un porc perdu, d'une épouse de journalier. Mais ce genre d'expédition l'enfiévrait moins que dans les prémiers temps, il avait perdu l'habitude, maintenant il rechignait assez de s'y trouver contraint.
– Mais qu'est-ce qu'on fait, Sam, protesta-t-il une fois, où est-ce qu'on va comme ça?
Et l'autre idiot qui n'arrête pas d'écarter les fougères sans se soucier des boues, de ces grandes flaques boueuses presque ininterrompues, on va marcher longtemps comme ça? Une inquiétude saisit Pons lorsqu'il se rappela n'avoir aux pieds que des sandales ordinaires, en plastique translucide, du genre qui équipe les pacifiques chasseurs d'arapèdes occidentaux.
– Arrête, petit, cria-t-il d'une voix blanche. Les sangsues. Arrête, les sangsues.
Chacun sait que les sangsues se répartissent de manière uniforme à la surface du globe, se développent sous tout climat, sur tout support, par exemple il y en avait une fixée sur le pied droit de Pons qui protesta nerveusement, hautement, cherchant vite une cigarette au fond de ses poches. Il l'alluma, tira deux bouffées rapides puis l'enfonça dans le corps mou du ver vampire. Lequel se mit à se tordre avec lenteur avant de se détacher, et le duc tira deux autres bouffées pour lui-même avant qu'on se remît en marche avec mieux de prudence, Aw Sam tâchant de trouver pour Pons des passages à gué. Traversant un brouillard d'insectes ils avançaient dans la forêt, glissaient en remontant son ventre moite, en se retenant aux branches. Trente mètres au-dessus d'eux, de premières frondaisons formaient une voûte humide, dentelée comme de la vieille éponge. Trente mètres encore au-delà se tressaient des faîtes d'arbres géants dans l'entrelacs des lianes enchevêtrées, réseau de câbles diffusant une lumière mille fois réfractée, diffractée au cœur du système vert. Et le soleil forait parfois son chemin dans ce labyrinthe pour aller poser comme au cirque son faisceau sur quelque fauve, quelque singe surpris par la rareté de cet événement, pris au dépourvu, manquant cette exceptionnelle occasion d'exécuter un petit numéro.
Après vingt-cinq minutes de marche, ils atteignirent une clairière drageonnée d'hibiscus et de rhododendrons, tachée de lichens polychromes, occupée par cinq hommes assis, adossés au tronc d'un diptérocarpe. Ils s'appliquaient fort à extraire, pour les manger, les graines des fruits du grand arbre chus parmi les fleurs rouges. Le plus grand des cinq sourit en se levant à l'approche de son frère; les gemmes rouges sertis dans ses incisives luisaient sous l'émeraude de l'air.
Aw Aw, cadet d'Aw Sam, pria d'un geste le duc de s'asseoir. Pons déclina d'un autre geste, méfiant des reptiles autour des orchidées. Qu'est-ce que c'est que ce cirque, grogna-t-il. Aw Aw sourit sans répondre. Sa personne forçait une sympathie complexe, de celles dont on se veut de se méfier. Pour déranger sa gêne, le duc examina son bras où depuis un instant jouait une autre gêne – moustique de fort calibre qu'il écrasa. L'insecte rendit une autre touche de rouge en explosant.
– Alors qu'est-ce qui se passe, grinça le duc. Vas-y donc.
– On prend le maquis, annonça carrément le plus jeune des frères Aw. Tout le monde est prêt, les conditions sont réunies. Je me retire avec ceux-là pour préparer le moment, on attend le moment. Quand?
– J'ai écrit, dit Pons. J'attends la réponse, patience. Il y a quelques points, quand même, qu'on n'a pas réglés.
Le partage du pouvoir, par exemple, après qu'on l'aurait pris, restait à négocier. Pons, qui entendait bien garder au moins son statut de gérant, se trouvait pris de court. Il n'aurait pas pensé que les choses iraient si vite, ni même imaginé le terme du processus – on s'habitue ainsi à une grossesse, on en oublierait presque l'inévitable issue.
– Les armes, par exemple, on n'a rien réglé pour les armes.
– C'est vrai, dit Aw le jeune. Alors, quand?
Il souriait toujours sans se troubler. Dans ses dents de devant, les pierres semi-précieuses luirent un instant d'un éclat plus vif, comme sur un tableau de bord un voyant fait état d'une urgence, et le duc eut une sale impression.
– Je m'en occupe, dit-il, je vais m'en occuper. Il faut que j'écrive encore. Ce soir.
– Vous en êtes sûr?
– Je sais ce que je dis, petit.
– Pardon, mais vous êtes sûr de votre fournisseur?
– Bien sûr que je suis sûr, s'énerva le duc. C'est l'affaire de quelques semaines, peut-être un mois, mais c'est ce qu'il y a de plus sûr. Je vais aller en France, de toute façon, je m'en occuperai mieux là-bas.
– C'est bien, dît Aw Aw.
Le duc se vit au pied du mur, grignoté par le découragement: il allait donc falloir s'en occuper vraiment. Il évita le regard des frères Aw, détourna le sien vers leurs hommes. Accroupis sous l'arbre immense, deux Negritos commentaient à mi-voix cet échange dans leur langue introuvable; l'un d'eux pressait de l'index une détente imaginaire, le reste de sa main fermé sur un espoir de crosse.
– Bon, conclut Pons, je crois qu'on s'est tout dit.