Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Celle-ci provenait d'un feu sourd autour duquel se tassaient quatre personnes. La lumière brune et l'ombre avare jouaient sur les visages creux, la division des sexes n'était pas bien sensible. Charles reconnut Vidal endormi à sa casquette verte – soi-disant arrachée à l'une de ses victimes, anonyme marinier dont on se serait ensuite nourri – ainsi qu'à la serviette SNCF toujours nouée autour de son cou: c'était lui le chef de cette fraction farouche de déclassés. Un blond assis près de lui se crispa en devinant l'ombre qui approchait, dès qu'il eut identifié celle de Charles il lâcha l'objet lourd qu'il venait de saisir. Une femme se retourna.

– Charles, fit Jeanne-Marie. Tu as un nouveau pantalon.

– Un vieux que j'ai pu faire reprendre, dit Charles. Voilà des petits pois, je crois.

Jeanne-Marie prit la boîte et se mit à fouiller dans le monceau de détritus sur quoi s'était établi le quatuor. Monceau d'aspect volcanique: le foyer au fond du cratère chauffait un chaudron noir, sans anses, d'où provenait cette odeur. Détritus d'origines très diverses: on s'expliquait mal leur cheminement jusqu'en un coin aussi reculé de la ville. Elle les remua en quête d'un ouvre-boîte, Charles finit par lui tendre son couteau suisse. Vidal entrouvrait les yeux.

– Charles, dit Vidal. Tu es venu avec une boîte.

– Des petits pois, répéta Charles, je crois.

– Des flageolets, rectifia Jeanne-Marie tout en vidant la boîte dans le chaudron. Ça ira bien avec la viande.

Charles s'assit près d'un homme nommé Henri, qui se tenait un peu en retrait derrière Vidal. N'ayant qu'une jambe, cet homme dormait. J'ai aussi du tabac, dit Charles en se fouillant. C'est gentil, estima Vidal, parce qu'on ne sort plus beaucoup ces jours-ci, tu sais. On s'arrange pour manger. Il y a du passage, ajouta-t-il en désignant le canal.

Il ricana, le blond se mit à ricaner aussi, mais Charles était sceptique. A l'aide d'un fil de fer crochu, Jeanne-Marie touillait le contenu du chaudron, en retirant des choses qu'elle déposa sur un morceau de grillage. On se servit. Charles comme les autres mastiquait sa chose qui n'évoquait aucune saveur animale précise: mi-chair mi-poisson, cela renvoyait surtout au pneu brûlé, au plastique brûlé, au carton mouillé brûlé, à d'autres déchets imputrescibles se consumant sans flamme. Charles doutait qu'il s'agît réellement de chair humaine, ce pouvait être de bas morceaux de dernier ordre, sauvés de justesse dans une décharge d'équarrisseurs, et qu'une cuisson de plusieurs jours débarrassait de leurs miasmes en même temps que de leur identité. Vidal ricana derechef en crachotant un petit fragment dur.

– Tu es passé au courrier?

– Rien pour toi, répondit Charles, mais tu as le bonjour de Boris.

Chacun, s'étant resservi de légumes, se mit sur ses coudes pour digérer. L'unijambiste Henri dormait toujours. Le blond jetait quelques graviers dans l'eau. Jeanne-Marie s'était rapprochée du foyer en dessoudant les pages moisies d'un magazine, parcourant ensuite les jolies personnes et les conseils pratiques de lavage en basse température. Le feu prêtait toujours de petites lueurs réticentes aux visages.

– Tu restes un peu avec nous?

– Cette nuit seulement, dit Charles. J'ai à faire demain.

Il tira trois de ses dés de sa poche et l'on fit des 421, usant de capsules de Gévéor comme jetons de charge et de décharge. Ils parlaient un peu tout en jouant, parlèrent du monde comme depuis l'intérieur d'une caverne jusqu'à ce que Vidal montrât des signes de fatigue. Comme il s'étirait fort, Jeanne-Marie vint se blottir contre lui, le blond contre l'unijambiste. Charles s'endormit seul, à l'écart des anthropophages.

Il s'éveilla le premier, battit le Zippo. Un alliage de puanteurs froides et tièdes se dégageait des corps étreints près du foyer. Charles ramassa le petit sac de Gina qui lui avait servi d'oreiller, le passa en bandoulière et se remit en marche vers un point de jour naissant. Lâchées des grilles scellées le long de l'allée centrale du boulevard Richard-Lenoir, de pâles colonnes de lumière s'écrasent en larges taches à la surface du canal souterrain. Au sortir du tunnel, de grandes vedettes de plaisance vides baptisées Clipperton ou Wanderlust s'alignent le long du bassin de l'Arsenal, il y a même une Abigail's daughter à vendre. Charles s'assit sur un poste de secours aux noyés pour lire toute la pancarte: la description du bateau, son prix. Puis il longea la capitainerie en se dirigeant vers la dernière des neuf écluses du canal. Comme toujours il emprunterait les passages réservés au service, dominant l'eau sale où surnagent des continents de polystyrène expansé, des bouteilles vides, d'innombrables vieilleries. Une âcreté légère flotte sur le bassin, cela sent un tout petit peu la mer, les plaisanciers sans doute ont rapporté de croisière quelques molécules de sel et d'iode fondues dans le mazout, bues par la corde.

Contournant l'Institut médico-légal, Charles rejoignit le fleuve qu'il longea vers l'amont jusqu'au port de la Râpée. Des lots de matières premières attendent là d'être chargés: briques, tubes, grillage et carrelage, caoutchouc de synthèse et sable de rivière; l'isolant thermique, le béton cellulaire avoisinent l'acétylène, l'argon. Des camions bleus porteurs de bétonnières orange, des camions rouges à bétonnière blanche sont parqués en ligne, non loin de chariots élévateurs Fenwick jaunes et Clark verts. Un triple train de péniches endormies s'est enchaîné au quai, nommées Francine ou Mékong, battant pavillon déchiré de trusts pétroliers, de marques de bière. Les vitres des cabines encombrées de plantes vertes laissent voir des objets familiers, jouets, linge de corps, casseroles, cendriers pleins. Charles s'assura que tout le monde y était encore couché. Quelques voitures passaient vite dans le sens unique bordant la Seine; œil humide sous pare-brise embué, leurs conducteurs étaient inattentifs. Charles parcourut le port en inspectant les piles de caisses, de sacs, les moteurs sous les bâches, les tas de choses disposés sur palettes. Contre chaque lot s'appuyait une planchette peinte en noir, signalant à la craie sa nature, sa destination, le nom de la péniche et l'heure du départ. Avisant un amas de galets massif comme une 4 CV, en partance pour Le Havre à neuf heures, Charles réfléchit un peu puis se retourna, découvrit un fagot de tuyaux en plastique de toutes tailles. Il chercha son couteau dans sa poche.

Il découpa trente centimètres d'un tube large de trois, puis grimpa sur cette éminence et se mit à creuser sous lui. Il s'enterra comme un insecte, prenant garde à ne pas trop modifier l'arrangement spontané des galets, à bien lui conserver sa forme de tas. Il s'y enfouit jusqu'à ce que sa tête seule dépassât, enfonça d'une main le tuyau dans sa bouche puis se mit à pédaler en pivotant, se vissant dans le galet, disparaissant à l'intérieur de lui, l'autre extrémité du tube saillant discrètement à l'air libre.

Six heures du matin comme chaque jour, tout est semblable au bord du fleuve à cet homme vivant près, serré dans la matière. Un peu de vent cellulite la surface de l'eau, bascule un squelette de feuille morte, pousse un bout de papier sec dans une flaque, lève la poussière avec un peu de sable. Charles bouge quelquefois, respire trop fort, entend alors quelques pierres qui dévalent comme si c'était à l'intérieur de lui, trouve le temps long malgré son habitude des situations vides.

On dut approcher de neuf heures puisqu'un doux moteur de Fenwick se précisait: l'élévateur véhicula le tas sur sa palette vers une grue de même couleur que lui, la grue happa la marchandise, la suspendit à travers l'air vers les cales de l’Anthrax, deux pigeons voletèrent alentour en braillant, s'effaçant devant une mouette prioritaire. En même temps que l'air, le tuyau conduisait à l'intérieur de Charles les bruits amplifiés de la manœuvre, les cris, les appels croisés sous les froissements de galets; il percevait tout cela, dans sa grosse robe matelassée d'enterré vif. La palette toucha de guingois le fond plat de la péniche, vomit brutalement une partie de sa charge: souffle coupé, l'homme errant se crut perdu. Là encore, quoique sur tempo plus serré, la chose parut interminable – puis le tas récupéra son équilibre de tas. Charles souffla de soulagement, si longuement qu'il en perdit son propre rythme, respira de travers, ce fut douloureux de s'empêcher de tousser dans ce tube. Il recouvra d'autant plus vite son calme qu'on s'affairait à disposer près de lui d'autres matières premières qui rendirent un son clair, d'abord. Ensuite ce furent sans doute des sacs, des sacs sûrement très lourds qui tombaient vite par terre avec des bruits de ventouses. Puis on referma le pont, le noir envahit le tube. Il y eut encore quelques bruits étouffés au-delà du plancher amovible, des propos inintelligibles, des accents, Charles attendait qu'on actionnât le moteur. Dès que celui-ci battit, l'homme errant s'ébroua vers la surface du tas, ondulant et nageant de tous ses membres dans la pierre, mordant le tube très fort, par étapes extrait du galet comme son aïeul d'un limon.

18
{"b":"100579","o":1}