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– Ecoute, l'arrêta Paul, il faudrait que tu nous loges avec Bob. On a un vrai ennui (à cause de lui, souffla Bob, fais-lui comprendre que c'est à cause de lui, l'ennui). Il doit y avoir de la place, là où tu es. Bob dit que c'est grand.

– Ah, fit Pons, je ne crois pas que ce soit possible, passe-moi Bob. (C'est ça, dit Bob, passe-le-moi donc.) Bob, j'ai une personne proche qui a disparu, figure-toi, vous ne pourriez pas m'aider à la trouver? Je te le demande à toi, parce que je sens bien que Paul.

– Vous n'êtes pas sérieux, l'interrompit Bob à son tour, vous montez des histoires sans méthode. Vous n'avez pas le sens commun. Personnellement, je ne marche plus.

– La petite Justine, tu te souviens? (Oui, dit Bob.) Tu l'avais vue à Chantilly, tu te souviens? C'est elle qu'on ne trouve plus, dis donc. Tu vois comme c'est important. (Oui.) Essaie d'expliquer à Paul.

– Il ne la connaît pas, crut se rappeler Bob d'une voix troublée. Peut-être il ne va pas comprendre.

– Essaie, répéta Pons avant de raccrocher, tu me rappelles ensuite.

– Qu'est-ce qui se passe? demanda Paul.

– On va s'asseoir.

Sur la table des matières fixée à l'entrée du grand magasin, Bob chercha l'étage consacré au mobilier. On y choisit parmi les sièges deux crapauds coquille d'œuf dans quoi l'on discuta, puis décida: l'octroi d'une aide, sollicitée par Pons, ne serait envisageable qu'en échange d'un abri sûr. On le rappela. Bon, dit-il, je vais voir ce que je peux faire.

Nicole désespérée ne quittant plus sa chambre, il était difficile de lui exposer discrètement les choses, sans que Boris en profitât. Ça va faciliter les recherches, Nicole, cria Pons à travers la porte. On centralise l'information, comme ça. C'est mieux. Elle ne répondait pas, Pons vit la cause entendue. C'est bon, dit-il, venez. On va s'arranger. Deux heures plus tard, portant sur Paul et Bob une pupille radiographique, Boris leur préparait deux chambres sous les combles, attenantes à ses appartements.

Le lendemain, cela ne servit à rien de se transporter de si bonne heure à Levallois: toute une affaire pour trouver la rue Madame-de-Sanzillon, et dans celle-ci la boîte aux lettres de Charles, et dans celle-ci la carte postale de Pons sous un sédiment d'offres de biens et services – rien pour Vidal. Pons relisait sa carte, on attendit des heures dans l'Austin de Nicole en surveillant la rue. Charles ne parut, ni personne d'autre, sauf une nouvelle bande de boueux lusitano-mauritaniens dans un bruyant camion vert. C'était la fin de la matinée, l'équipe parachevait la collecte en finassant avec des voies aussi excentriques, aussi évaporées que Madame-de-Sanzillon; reposantes, car avares en déchets, elles constituaient plutôt le tour d'honneur des balayures, l'adieu à la valeur d'usage, à la valeur d'échange, avant la décharge puis l'incinération.

On revint déjeuner à Chantilly, penauds, en échangeant des velléités de plans. Rien ne permettait d'agir dans tel sens ou tel autre, on ne savait rien de Justine au fond. On se décourageait. Boris avait mis la table pour quatre.

– Mais puisqu'elle dîne dans sa chambre, Boris, objecta Pons. On n'est que trois, non?

– Je mange avec vous, monsieur.

– Excusez-moi, Boris, appelez-moi donc Jeff.

De fait Boris mangea peu, prélevant plutôt les marges des nourritures, croûte ou couenne qu'il mâchait longtemps. Il leur parla, ils écoutèrent sa voix porter une ardeur grave, Boukharine en Chaliapine ressuscité. Seuls, ils ne retrouveraient pas Justine, leur prédit-il, alors qu'avec Charles ce serait possible. Il paraissait admirer beaucoup Charles. Mais seuls, poursuivît-il, ils ne sauraient pas retrouver Charles non plus. Il paraissait aussi douter beaucoup de leurs moyens. Trouver Charles, peut-être que lui pouvait. Il se leva, superposant les assiettes sales qu'il remplaça, puis il revint avec la suite. On mange la suite, conclut-il, je trouve Charles après.

L'après-midi se passa à le suivre dans les stations de métro, les dessous de pont, les squares, enfin le canal voûté. Ils contournèrent les grilles, glissèrent sur la vase à l'entrée du tunnel, faillirent basculer dans le Styx venimeux qui courait à leurs pieds. Ils avaient froid, non sans peur dans l'humidité noire, sur le quai étroit, se tenant par leurs vêtements derrière la lampe de poche dévoltée de Boris. Celui-ci marchait beaucoup plus droit que d'habitude, et de plus en plus vite comme s'il touchait au but. Une lumière en effet grossit au loin: du feu dans un bidon, quatre cannibales autour à la verticale de Chemin-Vert. Trois se levèrent à leur approche.

Boris parut très excité de retrouver Vidal. Il n'était plus le même homme, parlait avec entrain comme retour d'Afrique, des souvenirs firent écho sous la voûte. Vidal voulut savoir; Boris allait-il mieux. N'était-ce pas trop dur à Chantilly, cette nouvelle vie pour lui, avait-il vu Charles. Justement, dit Boris, je le cherche.

– Ça ne sera pas facile, dit Vidal, tu sais comme il est. Tu as regardé à Saint-Ambroise? Il y a Levallois, il y va quelquefois. C'est là qu'on a la boîte, tu sais.

– Ils y sont passés, dit Boris en donnant du pouce vers les autres.

– Ah, fit Vidal sans les regarder, il n'y avait rien pour moi?

– Non, répondit Pons intimidé, je ne crois pas.

– Ça ne fait rien. Vous ne voulez pas vous asseoir?

On s'assit, les habitués franchement par terre, les autres accroupis sur leurs talons prudents. En s'installant, Boris identifia l'unijambiste Henri, seul à ne s'être pas levé.

– Je ne bouge pas, dit Henri, rapport à ma jambe volée.

Une plaque avec douze vis, montra-t-il, ça n'est pas compliqué, c'est vrai que c'est vite fait, En plein jour à Jaurès, pendant qu'il dormait, devant tout le monde, ça ne l'avait pas réveillé. Il n'avait même pas vu les types. J'en ai plus ou moins commandé une autre, dit l'unijambiste en montrant ses béquilles, mais ça traîne comme tu peux imaginer. Et toujours ces douleurs dans le membre fantôme, que l'humidité n'arrangeait sûrement pas. Tu n'aurais pas vu Charles? interrogea Boris.

– Je sais qu'il dort dans le dix-septième, des fois. Je ne sais plus exactement où, par exemple. C'est assez grand, le dix-septième, c'est assez vaste comme arrondissement.

– Brochant?

– Brochant, peut-être bien, dit Henri. Tu connais?

– Il m'a mené une fois, se souvenait Boris.

Passé minuit, l'Austin roulait donc vers Brochant.

Boris eut un peu de mal à retrouver la rue, puis on était enfin devant chez Gina de Béer. Les fenêtres étaient obscures derrière les volets clos, derrière la trame de la claire-voie délimitant le polygone de rosiers.

– C'est éteint, dit Boris, on ne peut pas déranger. On va attendre là.

– Là? fit-on sceptiquement.

– Ici, précisa-t-il. On ne peut pas le rater, comme ça.

Lorsque le jour et ses rumeurs se levèrent, les quatre hommes dans l'Austin étaient pleins de buée, de sueur et de rosée, de courbatures. Bob renonça le premier à simuler le sommeil, il sortit chercher le journal, des croissants s'il s'en trouvait dans le coin. A son retour, Paul et Boris causaient voiture à l'avant de la voiture, seul Pons s'obstinait à feindre. Bob distribua les croissants, ouvrit le journal en bâillant, y jeta ses yeux qui s'agrippèrent aux premières lignes venues ainsi qu'un chat lancé dans un rideau, puis descendirent le long d'elles en déchiffrant mécaniquement un reportage sur Monaco. On avait baissé les vitres, on mordait la pâtisserie sèche. Séparé de Bob par le journal dressé, Pons lisait les titres au verso.

Grincement de poignée, grincements de charnières: les regards convergèrent sur les volets du rez-de-chaussée, qui s'ouvrirent sur Charles nu. Des mains sortirent de l'Austin, s'agitèrent sur son tour comme des nageoires. Charles cligna, fit le point, reconnut les visages sous les mains, fit un signe en refermant la fenêtre. Le temps qu'il se prépare, Bob avait pu finir un autre article sur l'Etat d'Andorre.

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