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Feu mon oncle Jérôme avait servi dans les Dragons où il fut brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fièrement au haut du nez, la glorieuse balafre d’un beau coup de bancal qu’un hussard allemand, à la bataille d’Austerlitz, ne lui donna pas pour rire. Acculé près d’un mur, il s’était défendu seul contre vingt cavaliers qui le sabraient, jusqu’à ce qu’il tombât, la face coupée en deux par un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept sous par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu’il prisait.

Il était, cet oncle Jérôme, le plus fameux chasseur à la pipée que j’aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille, le négoce: quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse. Sa pincette dans une main, portant sur les épaules la grande cage de verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu’il traversait des chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait jamais sans avoir attrapé trois ou quatre douzaines de culs-blancs ronds de graisse, dont il se régalait avec M. Chabert, ancien chirurgien de l’armée d’Espagne, qui avait vu Madrid avec le roi Joseph. On débouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci, ils buvaient à la santé des Espagnoles et des Hongroises.

Mais bref, M. Jérôme chargea ses pistolets et, tranquille comme quand il allait à la pipée, il vint, à la nuit close, se blottir dans la maison du pauvre Claudillon. Muni d’une lanterne sourde, qu’il recouvrit de son manteau, il s’étendit là sur deux chaises, attendant que les «notaires» remuassent leurs papiers.

Tout à coup, frou-frou! cra-cra! voilà les papiers qui se froissent, et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s’enfuient là-haut sous la soupente.

Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup d’autres, il y avait, pour recouvrir l’escalier, une soupente.

M. Jérôme monta sur une chaise, et sur le plancher du réduit trouva tout bonnement des feuilles de vigne sèches.

Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il, rentré ses raisins et les avait étendus sur les ais de la soupente, en un lit de feuilles de vigne. Lorsqu’il fut mort, les rats mangèrent les raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits, venaient fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu’il pouvait y avoir encore.

Mon oncle enleva les feuilles et s’en revint coucher. Le lendemain matin, lorsqu’il alla sur la place:

– Eh bien! monsieur Jérôme, lui dirent les paysans, vous avez l’air quelque peu pâle! les notaires sont revenus?

M. Jérôme répondit:

– Vos notaires, c’était un couple de rats qui remuaient des feuilles au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne sèches.

Un immense éclat de rire prit les bons Maillanais; et, depuis ce jour-là, les gens de mon village n’ont plus cru aux revenants.

CHAPITRE IX: LA RÉPUBLIQUE DE 1848

La vieille Riquelle. – Mon père nous raconte l’ancienne Révolution. – La déesse Raison. – Le père du banquier Millaud. – Les républicains de Provence. – Le Thym. – Le carnaval. – Les remontrances paternelles. – M. Durand-Maillane. – Les machines agricoles. – Les moissons d’autrefois. – Les trois beaux moissonneurs.

Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles et contents, car les récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne parlait plus, grâce à Dieu, de politique, il s’était organisé, dans notre pays de Maillane, en manière d’amusement, des représentations de tragédies et de comédies; et je l’ai déjà dit, avec toute l’ardeur de mes dix-sept ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces entrefaites, vers la fin de février, adieu la paix bénie! éclata la Révolution de 1848.

A l’entrée du village, dans une maisonnette de pisé, dont une treille ombrageait la porte, demeurait à cette époque une bonne vieille femme qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode des Arlésiennes d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la tête et sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en feutre noir. De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde attachée sous le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille et de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée et diserte en paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis une élégante.

Lorsque à sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos, je venais à l’école, je passais tous les jours devant la maison de Riquelle; et la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc de pierre, m’appelait et me disait:

– N’avez-vous point, à votre Mas, des pommes rouges?

– Je ne sais pas, lui répondais-je.

– Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m’en quelqu’une.

Et j’oubliais toujours de faire la commission, et toujours dame Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien qu’à la fin je dis à mon père:

– Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui porter des pommes rouges.

– La sacrée vieille masque! me grommela mon père, lorsqu’elle t’en parlera encore, dis-lui: «Elles ne sont pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.»

Et ensuite quand la vieille me réclama ses pommes rouges:

– Mon père, lui criai-je, m’a dit qu’elles n’étaient pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.

Et Riquelle, à partir de là, ne me parla plus de ses pommes.

Mais le lendemain du jour où l’on connut dans nos campagnes les journées de février et la proclamation de la République, à Paris, en venant au village pour savoir les nouvelles, la première personne que je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son seuil, requinquée, animée, avec une topaze qui scintillait à son doigt, elle me dit:

– Les pommes rouges sont donc mûres cette fois! on dit qu’on va planter les arbres de la liberté? Nous allons en manger, mignon, de ces bonnes pommes du paradis terrestre…

O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir! Frédéric, mon enfant, fais-toi républicain!

– Mais lui dis-je, Rîquelle, la belle bague que vous avez!

– Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu’elle est belle, cette bague! Tiens, je ne l’avais plus mise depuis que Bonaparte était parti pour l’île d’Elbe… C’est un ami que nous avions, un ami de la famille, qui me l’avait donnée, dans le temps (ah! quel temps) où nous dansions la Carmagnole…

Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la vieille dans sa maison rentra en crevant de rire.

Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les nouvelles de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de la vieille Riquelle, mon père gravement prit la parole et dit:

– La République, je l’ai vue une fois. Il est à souhaiter que celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l’autre.

On tua Louis XVI et la reine son épouse: et de belles princesses, des prêtres, des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit mourir en France, qui sait combien? Les autres rois, coalisés, nous déclarèrent la guerre. Pour défendre la République, il y eut la réquisition et la levée en masse. Tout partit: les boiteux, les mal conformés, les borgnes, allèrent au dépôt faire de la charpie. Je me souviens du passage des bandes d’Allobroges qui descendaient vers Toulon: «Qui vive? – «Allobroge!» L’un d’eux saisit mon frère, qui n’avait que douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu: Crie Vive la République! lui fit-il, ou tu es mort!» Le pauvre enfant cria, mais son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons prêtres, tous ceux qui étaient suspects, furent obligés d’émigrer pour échapper à la guillotine; l’abbé Riousset déguisé en berger, gagna le Piémont avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous autres, nous sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien à ferme. C’était le capiscol de Saint-Marthe à Tarascon. Trois mois nous le gardâmes caché dans un caveau que nous avions creusé sous les futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou les gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions au bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la huche (en vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mère faisait frire à la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu’ils avaient mangé et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de faire leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches de laurier pour fêter les victoires des armées républicaines. Les pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux, on brisa les croix, on fondit les cloches. Dans les églises on éleva des montagnes de terre, où l’on planta des pins, des genévriers, des chênes nains. Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le club; et si vous négligiez d’aller aux réunions civiques, vous étiez dénoncés, notés comme suspects. Le curé, qui était un poltron et un pleutre, dit un jour du haut de la chaire (je m’en souviens, car j’y étais): «Citoyens, jusqu’à présent, tout ce que nous vous contions, ce n’était que mensonges.» Il fit frémir d’indignation; et s’ils n’avaient pas eu peur, les gens, les uns des autres, on l’aurait lapidé. C’est le même qui dit une autre fois, à la fin de son prône: «Je vous avertis, mes frères, que si vous aviez connaissance de quelque émigré caché, vous êtes nus en conscience, et sous cas de péché mortel, de venir le dénoncer tout de suite à la commune.» Enfin, on avait aboli les, fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour, qu’on appelait le décadi, on adorait en grande pompe la déesse RAISON. Or, savez-vous qui était la déesse à Maillane?

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