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– Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?

La jeune fille répondit:

– Je suis la fille d’Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon nom est Délaïde.

– Comment! dit mon père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner?

– Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six filles et deux garçons, et notre père, quoiqu’il ait assez de bien, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond: «Mes petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en.» Et voilà pourquoi je suis venue glaner.

Six mois après cette rencontre, qui rappelle l’antique scène de Ruth et de Booz, le vaillant ménager demanda Délaïde à maître Poulinet, et je suis né de ce mariage.

Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l’an 1830, dans l’après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En courant, et du plus loin qu’il put se faire entendre:

– Maître, cria le messager, venez! car la maîtresse vient d’accoucher maintenant même.

– Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.

– Un beau, ma foi.

– Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!

Et sans plus, comme si de rien n’était, ayant achevé son labour, le brave homme, lentement, s’en revint à la ferme. Non point qu’il fût moins tendre pour cela; mais élevé, endoctriné, comme les Provençaux anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manières, l’apparente rudesse du vieux pater familias.

On me baptisa Frédéric, en mémoire, paraît-il, d’un pauvre petit gars qui, au temps où mon père et ma mère se parlaient, avait fait gentiment leurs commissions d’amour, et qui, peu de temps après, était mort d’une insolation. Mais, comme elle m’avait eu à Notre-Dame de Septembre, ma mère m’a toujours dit qu’elle m’avait voulu donner le prénom de Nostradamus, d’abord pour remercier la Mère de Dieu, ensuite par souvenance de l’auteur des Centuries, le fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et mirifique, n’est-ce pas? que l’instinct maternel avait si bien trouvé, on ne voulut l’accepter ni à la mairie ni au presbytère.

Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui me nourrissait de son lait, lorsqu’elle fit ses relevailles, – tout cela vaguement, dans une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mère, dans la beauté, l’éclat de sa pleine jeunesse, présentant avec orgueil son «roi» à ses amies, et, cérémonieuses, les amies et parentes nous accueillant avec les félicitations d’usage et m’offrant une couple d’œufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette, avec ces mots sacramentels:

– Mignon, sois plein comme un œuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette.

On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de raconter ces choses. Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il m’agrée de revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau de mûrier et dans mon chariot à roulettes, car, là, je ressuscite le bonheur de ma mère dans ses plus doux tressaillements.

Quand j’eus six mois, on me délivra de la bande qui enveloppait mes langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très fort recommandé de me tenir serré à point, parce que, disait-elle, les enfants bien emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la Saint-Joseph, selon l’us de Provence, on me «donna les pieds» et, triomphalement, ma mère m’apporta à l’église de Maillane; et sur l’autel du saint, en me tenant par les lisières, pendant que ma marraine me chantait: Avène, Avène, Avène (Viens, viens, viens), on me fit faire mes premiers pas.

A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe. C’était une demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le long, me dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux et moelleux! Je voulais toujours, toujours, qu’il me portât encore un peu… Mais, une fois, – j’avais cinq ans, – à mi-chemin du village, ma pauvre mère me déposa en disant:

– Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.

Après la messe, avec ma mère, nous’ allions voir mes grands-parents, dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche, où, de coutume, les bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Rivière, en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la cheminée, venaient parler du gouvernement.

M. Dumas, qui avait été juge et qui s’était démis en 1830, aimait, sur toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci, par exemple, qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les dimanches, aux jeunes mères qui dodelinaient leurs mioches:

– Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni livre: parce qu’avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé, il peut la perdre et, un livre, le déchirer.

M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse et leurs onze ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des ancêtres, tout tapissé de toile peinte, de Marseille, représentant des oisillons et des paniers en fleurs, et là, pour étaler l’éducation de sa lignée, il faisait, non sans orgueil, déclamer, vers à vers, mot à mot, un peu à l’un, un peu à l’autre, le récit de Théramène:

A peine nous sortions des portes de Trézène…

De Trégène… Il était sur son char… sur chon sar…

Ses gardes affligés… affizés…

Imitaient son silence autour de lui rangés…

Lui ranzés.

Ensuite, il disait à ma mère:

– Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?

– Si répondait naïvement ma mère: il sait la sornette de Jean du Porc.

– Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.

Et alors en baissant la tête, j’ânonnais timidement:

Qui est mort? – Jean du Porc. – Qui le pleure? – Le roi Maure – Qui le rit? – La perdrix. – Qui le chante? – La calandre – Qui en sonne le glas? – Le cul de la poêle. – Qui en porte le deuil? – Le cul du chaudron.

C’est avec ces contes-là, chants de nourrices et sornettes, que nos parents, à cette époque, nous apprenaient à parler la bonne langue provençale; tandis qu’à présent, la vanité ayant pris le dessus dans la plupart des familles, c’est avec le système de l’excellent M. Dumas que l’on enseigne les enfants et qu’on en fait de petits niais qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouvés, sans attaches ni racines, car il est de mode, aujourd’hui, de renier absolument tout ce qui est de tradition.

Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon aïeul maternel. Il était, comme mon père, ménager propriétaire, d’une bonne maison comme lui, et d’un bon sang: avec cette différence que, du côté des Mistral, c’étaient des laborieux, des économes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n’avaient pas leurs pareils, et que, du côté de ma mère, tout à fait insouciants et n’étant jamais prêts pour aller au labour, ils laissaient l’eau courir et mangeaient leur avoir. L’aïeul Étienne, pour tout dire, était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.

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