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De telle sorte qu’en Provence, si l’on veut retrouver la cuisine indigène, notre vieille cuisine appétissante et savoureuse, il n’y a que les cabarets où va manger le peuple.

– Si nous y allions ce soir? dit le peintre Grivolas.

– Allons-y, criâmes-nous tous.

IV

On paya, sans plus tarder. Le cigare allumé, on alla prendre sa demi-tasse dans un cafeton populaire. Puis, dans les rues étroites, blanches de chaux et fraîches, et bordées de vieux hôtels, on flâna doucement jusqu’à la nuit tombante, pour regarder sur leurs portes ou derrière le rideau de canevas transparent ces Arlésiennes reines qui étaient pour beaucoup dans le motif latent de notre descente en Arles.

Nous vîmes les Arènes avec leurs grands portails béants, le Théâtre Antique avec son couple de majestueuses colonnes, Saint-Trophime et son cloître, la Tête sans nez, le palais du Lion, celui des Porcelets, celui de Constantin et celui du Grand-Prieur.

Parfois, sur les pavés, nous nous heurtions à l’âne de quelque barralière qui vendait de l’eau du Rhône. Nous rencontrions aussi les tibanières brunes qui rentraient en ville, la tête chargée de leurs faix de glanes, et les cacalausières qui criaient:

– Femmes, qui en veut des colimaçons de chaumes?

Mais, en passant à la Roquette, devers la Poissonnerie, voyant que le jour déclinait, nous demandâmes à une femme en train de tricoter son bas:

– Pourriez-vous nous indiquer quelque petite auberge, ne serait-ce qu’une taverne, où l’on mange proprement et à la bonne apostolique?

La commère, croyant que nous voulions railler, cria aux autres Roquettières, qui, à son éclat de rire, étaient sorties sur leurs seuils, coquettement coiffées de leurs cravates blanches, aux bouts noués en crête:

– Hé! voilà des messieurs qui cherchent une taverne pour souper: en auriez-vous une?

– Envoie-les, cria l’une d’elles, dans la rue Pique-Moute.

– Ou chez la Catasse, dit une autre.

– Ou chez la veuve Viens-Ici.

– Ou à la porte des Châtaignes.

– Pardon, pardon, leur dis-je, ne plaisantons pas, mes belles: nous voulons un cabaret, quelque chose de modeste, à la portée de tous, et où aillent les braves gens.

V

– Eh bien! dit un gros homme qui fumait là sa pipe assis sur une borne, la trogne enluminée comme une gourde de mendiant, que ne vont-ils chez le Counënc? Tenez, messieurs, venez, je vous y conduirai, poursuivit-il en se levant et en secouant sa pipe, il faut que j’aille de ce côté. C’est sur l’autre bord du Rhône, au faubourg de Trinquetaille… Ce n’est pas une hôtellerie, mon Dieu! de premier ordre; mais les gens de rivière, les radeliers, les bateliers qui viennent de condrieu y font leur gargotage et n’en sont pas mécontents.

– Et d’où vient, dit Grivolas, qu’on l’appelle le Counënc?

– L’hôtelier? Parce qu’il est de Combs, un village près de Beaucaire, qui fournit quelques mariniers… Moi-même, qui vous parle, je suis patron de barque, et j’ai navigué ma part.

– Êtes-vous allé loin?

– Oh! non, je n’ai fait voile qu’au petit cabotage, jusqu’au Havre-de-Grâce… Mais,

Pas de marinier

Qui ne se trouve en danger.

Et, allez, si n’étaient les grandes Saintes Maries qui nous ont toujours gardé, il y a beau temps, camarades, que nous aurions sombré en mer.

– Et l’on vous nomme?

– Patron Gafet, tout à votre service, si vous vouliez, quelque moment, descendre au Sambruc ou au Graz, vers les îlots de l’embouchure, pour voir les bâtiments qui y sont ensablés.

VI

Et au pont de Trinquetaille, qui, encore à cette époque, était un pont de bateaux, tout en causant nous arrivâmes. Lorsqu’on le traversait sur le plancher mouvant, entablé sur des bateaux plats juxtaposés bord à bord, on sentait sous soi, puissante et vivante, la respiration du fleuve, dont le poitrail houleux vous soulevait en s’élevant, vous abaissait en s’abaissant.

Passé le Rhône, nous prîmes à gauche, sur le quai, et, sous un vieux treillage, courbée sur l’auge de son puits, nous vîmes, comment dirai-je? une espèce de gaupe, et borgne par-dessus, qui raclait et écaillait des anguilles frétillantes. A ses pieds, deux ou trois chats rongeaient, en grommelant, les têtes qu’elle leur jetait.

– C’est la Counënque, nous dit soudain maître Gafet.

Pour des poèetes qui, depuis le matin, ne rêvions que de belles et nobles Arlésiennes, il y avait de quoi demeurer interdits… Mais, enfin, nous y étions.

– Counënque, ces messieurs voudraient souper ici.

– Oh! ça, mais, patron Gafet, vous n’y pensez pas, sans doute? Qui diable nous charriez-vous? Nous n’avons rien, nous autres, pour des gens comme ça…

– Voyons, nigaude, n’as-tu pas là un superbe plat d’anguilles!

– Ah! si un catigot d’anguilles peut faire leur félicité… Mais, voyez, nous n’avons rien autre.

– Ho! s’écria Daudet, rien que nous aimions tant que le catigot. Entrons, entrons, et vous maître Gafet, veuillez bien vous attabler, nous vous en prions, avec nous autres.

– Grand merci! vous êtes bien bons.

Et bref, le gros patron s’étant laissé gagner, nous entrâmes tous les cinq au cabaret de Trinquetaille.

VII

Dans une salle basse, dont le sol était couvert d’un corroi de mortier battu, mais dont les murs étaient bien blancs, il y avait une longue table oµ l’on voyait assis quinze ou vingt mariniers en train de manger un cabri, et le Counënc soupait avec eux.

Aux poutres du plafond, peint en noir de fumée, étaient pendus des chasse-mouches (faisceaux de tamaris où viennent se poser les mouches, qu’on prend ensuite avec un sac), et, vis-à-vis de ces hommes qui, en nous voyant entrer, devinrent silencieux, autour d’une autre table, nous prîmes place sur des bancs.

Mais, pendant qu’au potager se cuisinait le caligot, la Counënque, pour nous mettre en appétit, apporta deux oignons énormes (de ceux de Bellegarde), un plat de piments vinaigrés, du fromage pétri, des olives confites, de la boutargue du Martigue, avec quelques morceaux de merluche braisée.

– Et tu reviendras dire que tu n’avais rien? s’écria patron Gafet qui chapelait du pain avec son couteau crochu; mais c’est un festin de noces!

– Dame! repartit la borgne, si vous nous aviez prévenus, nous aurions pu tout de même vous apprêter une blanquette à la mode des gardians ou quelque omelette baveuse… Mais quand les gens vous tombent là, entre chien et loup, comme cheveux sur une soupe, messieurs, vous comprendrez qu’on leur donne ce qu’on peut.

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