– C’est encore ce petit diable qui est tombé dans le fossé. Ta mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler d’importance!
Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en larmes et qui disait:
– Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un «accident». Mais ce gars, sainte Vierge, n’est pas comme les autres: il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages… Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être une heure, dans le fossé du Puits à roue… Ah! tiens-toi, pauvre mère, morfonds-toi pour l’approprier. Qui lui en tiendrait, des robes? Et bienheureuse encore – mon Dieu, je vous rends grâce – qu’il ne soit pas noyé!
Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fossé. Puis, une fois dans le Mas, m’ayant quitté mon vêtement, la sainte femme m’essuya, nu, de son tablier; et, de peur d’un effroi, m’ayant fait boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma berce, où, lassé de pleurer, au bout d’un peu je m’endormis.
Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais… Dans un beau courant d’eau, qui serpentait autour du Mas, limpide, transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je voyais de belles touffes de grands et verts glaïeuls, qui étalaient dans l’air une féerie de fleurs d’or!
Des demoiselles d’eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de soie bleue, et moi je nageais nu dans l’eau riante; et je cueillais à pleines mains, à jointées, à brassées, les fleurs de lis blondines. Plus j’en cueillais, plus il en surgissait.
Tout à coup, j’entends une voix qui me crie: «Frédéric!»
Je m’éveille et que vois-je! Une grosse poignée de fleurs de glais couleur d’or qui bondissaient sur ma couchette.
Lui-même, le patriarche, le Maître, mon seigneur père, était allé cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Maîtresse, ma mère belle, les avait mises sur mon lit.
CHAPITRE II: MON PÈRE.
L’enfant de ferme. – La vie rurale. – Mon père à la Révolution. – La bûche bénite. – Les récits de la Noël. – Le capitaine Perrin. – Le maire de Maillane en 1793 – Le jour de l’an.
Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie des laboureurs, des faucheurs et des pâtres, et quand, parfois, passait au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne parler que français, moi, tout interloqué et même humilié de voir que mes parents devenaient soudain révérencieux pour lui, comme s’il était plus qu’eux:
– D’où vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme nous?
– Parce que c’est un monsieur, me répondait-on.
– Eh bien! faisais-je alors d’un petit air farouche, moi, je ne veux pas être monsieur.
J’avais remarqué aussi que, quand nous avions des visites, comme celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de terres), mon père qui, à l’ordinaire lorsqu’il parlait de ma mère, devant les serviteurs, l’appelait «la maîtresse», là, en cérémonie, il la dénommait ma mouié (mon épouse). Le beau marquis et la marquise, qui se trouvait être la sœur du général de Galliffet, chaque fois qu’ils venaient, m’apportaient des pralines et autres gâteries; mais moi, sitôt que je les voyais descendre de voiture, comme un sauvageon que j’étais, je courais tout de suite me cacher dans le fenil… Et la pauvre Délaïde de crier:
– Frédéric!
Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j’attendais, moi, d’entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:
– M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir, cet insupportable, et il va se cacher!
Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite, craintif, de ma tanière, vlan! j’avais ma fessée.
J’aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre maître-valet, quand, derrière la charrue tirée par ses deux mules, les mains au mancheron, il me criait, patelin:
– Petiot, viens vite, viens. Je t’apprendrai à labourer.
Et tout de suite, nu-pieds, nu-tête, émoustillé, me voilà dans le sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée, pour cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.
– Ramasse des colimaçons, me disais le Papoty.
Et quand j’avais les colimaçons, une poignée dans chaque main:
– Maintenant, me faisait-il, avec les colimaçons, tiens, empoigne les cornes du manche de la charrue.
Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je prenais les mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines d’escargots qui s’écrabouillaient dans ma chair:
– A présent, me disait le valet de labour en riant aux éclats, tu pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!
On m’en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C’est ainsi que, dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en venant de traire, notre berger Rouquet me criait:
– Viens, petit, boire à même dans le piau.
Le piau est l’ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on trait le lait… Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras troussés, sortir de la bergerie en portant à la main le vase à traire écumant, plein de lait jusqu’aux bords, j’accourais, affriolé, pour le humer tout chaud. Mais, sitôt qu’à genoux je m’abreuvais à la «seille», paf! de sa grosse main, Rouquet m’y faisait plonger la tête jusqu’au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un jeune chien, me vautrer dans l’herbe et m’y essuyer, en jurant, à part moi, qu’on ne m’y attraperait plus… jusqu’à nouvelle attrape.
Après, c’était un faucheur qui me disait:
– Petiot, j’ai trouvé un nid, un nid de frappe-talon; veux-tu me faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu auras les passereaux.
Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l’andain.
– Le vois-tu, me faisait l’homme, ce creux, en haut de ce gros saule; c’est là qu’est le nid… Allons, courbe-toi.
Et je m’inclinais, la tête contre l’arbre, et alors, faisant mine de grimper sur mon dos, le farceur me battait l’échine du talon.
C’est ainsi que commença, au milieu des gouailleries de nos travailleurs des champs (et je n’an ai point regret), mon éducation d’enfance.
Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques! Chaque saison renouvelait la série des travaux. Les labours, les semailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépiquage, les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais éternellement indépendante et calme.