– Où sont donc les enfants?
Tantôt le long d’un gradin soutenant un terrain en pente, nous étions à réparer quelque mur en pierres sèches. Tantôt nous étions par les vignes où à notre grande joie, nous glanions des grappillons ou cherchions des morilles. Tout cela n’amenait pas la confiance à notre maître. De plus, le malheur était que, pour grossir le pensionnat, M. Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas grand’chose, et ce n’étaient pas ceux qui mangeaient le moins aux repas. Mais un drôle d’incident précipita la déconfiture.
Nous avions pour cuisinier, je l’ai déjà dit, un nègre et pour domestique femme, une Tarasconaise, qui était, dans la maison, la seule de son sexe. (Je ne compte pas la mère de notre principal, qui avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne perd jamais son temps, – notre fille de service, un jour, comme on dit ici, se trouva «embarrassée», et ce fut, dans le pensionnat, un esclandre épouvantable.
Qui disait que la maritorne était grosse du fait de M. Donnat lui-même, qui affirmait qu’elle l’était du professeur d’humanités, qui de l’abbé Talon, qui du maître d’études.
Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du nègre. Celui-ci, qui se sentait peut-être suspect à bon droit, soit par colère, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la Tarasconaise, qui avait gardé son secret, déguerpit, à son tour, pour aller déposer son faix.
Ce fut le signal de la débandade; plus de cuisinier, plus de brouet pour nous; les professeurs, l’un après l’autre, nous laissèrent sur nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mère, la pauvre vieille, nous fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis, son père, un matin, nous dit:
– Mes enfants, il n’y a plus rien pour vous faire manger: il faut retourner chez vous.
Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu’on élargit du bercail, nous allâmes, en courant, avant de nous séparer, arracher des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir de notre beau quartier du ‘Thym (1). Puis, avec nos petits paquets, quatre à quatre, six à six, qui en amont, qui en aval, nous nous éparpillâmes dans les vallons et les sentiers, mais non sans retourner la tête, ni sans regret à la descente.
(1) Frigo1et, en provençal Ferigoulet, signifie «lieu où le thym abonde»
Pauvre M. Donnat! Après avoir essayé, de toutes les manières et d’un pays à l’autre, de remonter son institution (car nous avons tous notre grain de folie), il alla, comme frère Philippe, finir, hélas! à l’hôpital.
Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire un mot, pourtant, de ce que l’antique abbaye devint après nous autres. Retombée de nouveau à l’abandon pendant douze ans, un moine blanc, le Père Edmond, à son tour, l’acheta (1854) et y restaura, sous la loi de saint Norbert, l’ordre de Prémontré, – qui n’existait plus en France. Grâce à l’activité, aux prédications, aux quêtes de ce zélateur ardent, le petit monastère prit des proportions grandioses. De nombreuses constructions, avec un couronnement, de murailles crénelées, s’y ajoutèrent à l’entour; une église nouvelle, magnifiquement ornée, y éleva ses trois nefs surmontées de deux clochers. Une centaine de moines ou de frères convers peuplèrent les cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y montaient à charretées pour contempler la pompe de leurs majestueux offices; et l’abbaye des Pères Blancs était devenue si populaire que, quand la République fit fermer les couvents (1880), un millier de paysans ou d’habitants de la plaine vinrent s’y enfermer pour protester en personne contre l’exécution des décrets radicaux. Et c’est alors que nous vîmes toute une armée en marche, cavalerie, infanterie, généraux et capitaines, venir, avec ses fourgons de son attirail de guerre, camper autour du couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, sérieusement, entreprendre le siège d’une citadelle d’opéra-comique, que quatre ou cinq gendarmes auraient, s’ils avaient voulu, fait venir à jubé.
Il me souvient que le matin, tant que dura l’investissement, – et il dura toute une semaine, – les gens partaient avec leurs vivres et allaient se poster sur les coteaux et les mamelons qui dominent l’abbaye pour épier, de loin, le mouvement de la journée. Le plus joli, c’étaient les filles de Barbentane, de Boulbon, de Saint-Remy ou de Maillane, qui, pour encourager les assiégés de Saint-Michel, chantaient avec passion, et en agitant leurs mouchoirs:
Provençaux et catholiques,
Notre foi, notre foi, n’a pas failli:
Chantons, tous tressaillants,
Provençaux et catholiques.
Tout cela, mêlé d’invectives, de railleries et de huées à l’adresse des fonctionnaires, qui défilaient farouches, là-bas, dans leurs voitures.
A part l’indignation qui soulevait dans les cœurs l’iniquité de ces choses, le Siège de Caderousse, par le vice-légat Sinibaldi Doria, – qui a fourni à l’abbé Favre le sujet d’une héroïde extrêmement comique, était, certes, moins burlesque que celui de Frigolet; et aussi un autre abbé en tira-t-il un poème qui se vendit en France à des milliers d’exemplaires. Enfin, à son tour, Daudet, qui avait déjà placé dans le couvent des Pères Blancs son conte intitulé l’Élixir du Frère Gaucher, Daudet, dans son dernier roman sur Tarascon, nous montre Tartarin s’enfermant bravement dans l’abbaye de Saint-Michel.
CHAPITRE VI: CHEZ MONSIEUR MILLET
L’oncle Bénoni – La farandole au cimetière. – Le voyage en Avignon. – Avignon il y a cinquante ans. – Le maître de pension. – Le siège de Caderousse. – La première communion. – Mlle Praxède. – Pélerinage de Saint-Gent. – Au collège Royal. – Le poète Jasmin. – La nostalgie de mes quatorze ans.
Et, alors, il fallut me chercher une autre école pas trop éloignée de Maillane, ni de trop haute condition, car nous autres campagnards, nous n’étions pas orgueilleux et l’on me mit en Avignon chez un M. Millet, qui tenait pensionnat dans la rue Pétramale.
Cette fois, c’est l’oncle Bénoni qui conduisit la voiture. Bien que Maillane ne soit qu’à trois lieues d’Avignon, à cette époque où le chemin de fer n’existait pas, où les routes étaient abîmées par le roulage et où il fallait passer avec un bac le large lit de la Durance, le voyage d’Avignon était encore une affaire.
Trois de mes tantes, avec ma mère, l’oncle Bénoni et moi, tous gîtés sur un long drap plein de paille d’avoine qui rembourrait la charrette, nous partîmes en caravane après le lever du soleil.
J’ai dit «trois de mes tantes». Il en est peu, en effet, qui se soient vu, à la fois, autant de tantes que moi; j’en avais bien une douzaine; d’abord, la grand’Mistrale, puis la tante Jeanneton, la tante Madelon, la tante Véronique, la tante Poulinette et la tante Bourdette, la tante Françoise, la tante Marie, la tante Rion, la tante Thérèse, la tante Mélanie et la tante Lisa. Tout ce monde, aujourd’hui, est mort et enterré; mais j’aime à redire ici les noms de ces bonnes femmes que j’ai vues circuler, comme autant de bonnes fées, chacune avec son allure, autour de mon berceau. Ajoutez à mes tantes le même nombre d’oncles et les cousins et cousines qui en avaient essaimé, et vous aurez une idée de notre parentage.