Frère Philippe, en dernier lieu, s’était retiré chez des moines qui l’avaient hospitalisé. Mais comme le gouvernement, vers cette époque-là, fit fermer les couvents, le pauvre vieux saint homme alla, je crois, mourir à l’hôpital d’Avignon.
Pour revenir à Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un certain aumônier qu’on appelait M. Talon: petit abbé avignonnais, ragot, ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d’un mendiant. L’archevêque d’Avignon lui avait ôté la confession parce qu’il haussait trop le coude et nous l’avait envoyé pour s’en débarrasser.
Or, à la Fête-Dieu, il se trouve qu’un jeudi, on nous avait conduits à Boulbon, village voisin, pour aller à la procession, les grands comme thuriféraires, les petits pour jeter des fleurs, et à M. Talon, bien imprudemment, hélas! on fit les honneurs du dais.
Au moment où les hommes, les femmes, les jeunes filles, déployaient leurs théories dans les rues tapissées avec des draps de lit, au moment où les confréries faisaient au soleil flotter leurs bannières, que les choristes, vêtues de blanc, de leurs voix virginales entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant le Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et répandions nos fleurs, voici que, tout à coup, une rumeur s’élève et que voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme une clochette, avec l’ostensoir aux mains, la cape d’or sur le dos, aïe! tenait toute la rue.
En dînant au presbytère, il avait bu, paraît-il, ou, peut-être, on l’avait fait boire un peu plus qu’il ne faut de ce bon piot de Frigolet qui tape si vite à la tête; et le malheureux, rouge de sa honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout… Deux clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre, le prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors, M. Talon, une fois devant l’autel, se mit à répéter: Oremus, oremus, oremus, et n’en put dire davantage. On l’emmena à deux dans la sacristie.
Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que cela se passa dans une paroisse où la dive bouteille, comme au temps de Bacchus, a conservé son rite. Près de Bouibon, vers la montagne, se trouve une vieille chapelle dénommée Saint-Marcellin, et le premier du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en portant tous à la main une bouteille de vin. Le sexe n’y est pas admis, attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne buvaient que de l’eau; et, pour habituer les jeunes filles à ce régime, on leur disait toujours – et même on leur dit encore – que «l’eau fait devenir jolie»
L’abbé Talon ne manquait pas de nous mener, tous les ans, à la Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le curé de Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait:
– Mes frères, débouchez vos bouteilles, et qu’on fasse silence pour la bénédiction!
Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule voulue pour la bénédiction du vin. Puis, ayant dit amen, nous faisions un signe de croix et nous tirions une gorgée. Le curé et le maire choquant le verre ensemble sur l’escalier de l’autel, religieusement, buvaient. Et, le lendemain, fête chômée, lorsqu’il y avait sécheresse, on portait en procession le buste de saint Marcellin à travers le terroir, car les Boulbonnais disent:
Saint Marcellin,
Bon pour l’eau, bon pour le vin
Un autre pèlerinage assez joyeux aussi, que nous voyions à la Montagnette et qui est passé de mode, était celui de saint Anthime. Les Gravesonais le faisaient.
Quand la pluie était en retard, les pénitents de Graveson, en ânonnant leur litanies et suivis d’un flot de gens qui avaient des sacs sur la tête, apportaient saint Anthime – un buste aux yeux proéminents, mitré, barbu, haut en couleurs – à l’église de Saint-Michel, et là, dans le bosquet, la provende épandue sur l’herbe odoriférante, toute la sainte journée, pour attendre la pluie, on chopinait dévotement avec le vin de Frigolet; et, le croiriez-vous bien? plus d’une fois l’averse inondait le retour… Que voulez-vous! chanter fait pleuvoir, disaient nos pères.
Mais gare! Si saint Anthime, malgré les litanies et les libations pieuses, n’avait pu faire naître de nuages, les joviaux pénitents, en revenant à Graveson, patatras! pour le punir de ne les avoir pas exaucés, le plongeaient, par trois fois, dans le Fossé des Lones. Ce curieux usage de tremper les corps saints dans l’eau, pour les forcer de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, à Toulouse par exemple, et jusqu’en Portugal.
Quand, étant tout petits, nous allions à Graveson avec nos mères, elles ne manquaient pas de nous mener à l’église pour nous montrer saint Anthime, et ensuite Béluguet, – un jacquemart qui frappait les heures à l’horloge du clocher.
Maintenant, pour achever ce qu’il me reste à dire sur mon séjour à Saint-Michel, il me revient comme un songe qu’à la premier an, avant de nous donner vacances, on nous fit jouer les Enfants d’Edouard, de Casimir Delavigne. On m’y avait donné le rôle d’une jeune princesse; et, pour me costumer, ma mère m’apporta une robe de mousseline qu’elle était allée emprunter chez de jeunes demoiselles de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus tard d’un petit roman d’amour dont nous parlerons en son lieu.
La seconde année de mon internat, comme on m’avait mis au latin, j’écrivis à mes parents d’aller m’acheter des livres, et quelques jours après, nous vîmes, du vallon de Roque- Pied-de-Bœuf, monter, vers le couvent, mon seigneur père enfourché sur Babache, vieux mulet familier qui avait bien trente ans et qui était connu sur tous les marchés voisins, – où mon père le conduisait lorsqu’il allait en voyage. Car il aimait tant cette brave bête, que, lorsqu’il se promenait, au printemps, dans ses blés, toujours avec lui il menait Babache; et à califourchon, armé d’un sarcloir à long manche, du haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.
Arrivé au couvent, mon père déchargea un sac énorme qui était attaché sur le bât avec une corde, – et, tout en déliant le lien:
– Frédéric, me cria-t-il, je t’ai apporté quelques livres et du papier.
Et, là-dessus, du sac, il tira, un à un, quatre ou cinq dictionnaires reliés en parchemin, une trimbalée de livres cartonnés (Epitome, De Viris Illustribus, Selectœ Historice, Conciones, etc.), un gros cruchon d’encre, un fagot de plumes d’oie, et puis un tel ballot de rames de papier que j’en eus pour sept ans, jusqu’à la fin de mes études. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon, père du cher félibre de la Grenade entr’ouverte (à cette époque, nous étions encore bien loin de nous connaître), que le bon patriarche, avec grand empressement, était allé faire pour son fils cette provision de science.
Mais, au gentil monastère de Saint-Michel-de-Frigolet, je n’eus pas le loisir d’user force papier. M. Donnat, notre maître, pour un motif ou pour l’autre, ne résidait pas dans son établissement, et, quand le chat n’y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour quêter des élèves ou se procurer de l’argent, il était toujours en course. Mal payés, les professeurs avaient toujours quelque prétexte pour abréger la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne trouvaient personne.