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Car c’était un vrai désert que ce plateau de Saint-Michel où l’on nous avait mis en cage; et elle le disait bien; l’inscription qui était sur la porte du couvent:

«Voilà qu’en fuyant, je me suis éloigné et arrêté dans la solitude, parce que, dans la cité, j’ai vu l’injustice et la contradiction. J’aurai ici mon repos pour toujours, car c’est le lieu que j ‘ai choisi pour habiter.»

Le vieux couvent était bâti sur le plateau étroit d’un passage de montagne qui devait, autrefois, avoir un mauvais renom, parce qu’il est remarquable que, partout où se trouvent des chapelles consacrées à l’archange Michel, ce sont des endroits solitaires qui avaient dû impressionner.

Les mamelons d’alentour étaient couverts de thym, de romarin, d’asphodèle, de buis, et de lavande. Quelques coins de vigne, qui produisaient, du reste, un cru en renom: le vin de Frigolet; quelques lopins d’oliviers plantés dans les bas-fonds; quelques allées d’amandiers, tortus, noirauds et rabougris, dans la pierraille; puis, aux fentes des rochers, quelques figuiers sauvages. C’était là, clairsemée, toute la végétation de ce massif de collines. Le reste n’était que friche et roche concassée, mais qui sentait si bon! L’odeur de la montagne, dès qu’il faisait du soleil, nous rendait ivres.

Dans les collèges, d’ordinaire, les écoliers sont parqués dans de grandes cours froides, entre quatre murs. Mais nous autres, pour courir nous avions toute la Montagnette. Quand venait le jeudi, ou même aux heures de la récréation, on nous lâchait tel qu’un troupeau et en avant dans la montagne, jusqu’à ce que la cloche nous sonnât le rappel.

Aussi, au bout de quelque temps, nous étions devenus sauvages, ma foi, autant qu’une nichée de lapins de garrigue. Et il n’y avait pas danger que l’ennui nous gagnât.

Une fois hors de l’étude, nous partions comme des perdreaux, à travers les vallons et sur les mamelons.

Dans la chaleur luisante et limpide et splendide, au lointain, les ortolans chantaient: tsi, tsi, bégu!

Et nous nous roulions dans les plantes de thym; nous allions grappiller, soit les amandes oubliées, soit les raisins verts laissés dans les vignes; sous les chardons-rolands, nous ramassions des champignons; nous tendions des pièges aux petits oiseaux; nous cherchions dans les ravins les pétrifications qu’on nomme, dans le pays, pierres de saint Étienne; nous furetions aux grottes pour dénicher la Chèvre d’Or; nous faisions la glissade, nous escaladions, nous dégringolions, si bien que nos parents ne pouvaient nous tenir de vêtements ni de chaussures.

Nous étions déguenillés comme une troupe de bohémiens.

Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs noms superbes en langue provençale, – noms sonores et parlants où le peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprimé son génie, – comme ils nous émerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer, d’où l’on voyait à l’horizon blanchir le littoral de la Méditerranée, au coucher du soleil, nous allions, à la Saint-Jean, y allumer le feu de joie; la Baume-de -l’Argent, où les faux monnayeurs avaient, jadis, battu monnaie; la Roque-Pied -de-Bœuf, où nous voyions gravée une sole bovine, comme si un taureau y eût empreint sa ruade; et la Roque-d ’Acier, qui domine le Rhône, avec les barques et radeaux qui passaient à côté: monuments éternels du pays et de sa langue, tout embaumés de thym, de romarin et de lavande, tout illuminés d’or et d’azur. O arômes! ô clartés! ô délices! ô mirage! ô paix de la nature douce! Quels espaces de bonheur, de rêve paradisiaque, vous avez ouverts sur ma vie d’enfant!

L’hiver, ou lorsqu’il pleuvait, nous demeurions sous le cloître, nous amusant à la marelle, à coupe-tête, au cheval fondu. Et dans l’église du couvent, qui était, nous l’avons dit, complètement abandonnée, nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des caveaux béants, pleins de têtes de morts et d’ossements des anciens moines.

Un jour d’hiver, la brise bramait dans les longs couloirs; c’était le soir, avant souper: tous blottis devant nos pupitres, M. Donnat, le maître, nous gardait à l’étude, et l’on n’entendait que nos plumes qui égratignaient le papier et, à travers les portes, le sifflement du vent.

Tout à coup, à l’extérieur, nous entendons une voix sourde, sépulcrale, qui criait: -

– Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!

Tous, épouvantés, nous regardâmes le maître, et, pâle comme un mort, M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus grands de l’accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous sortîmes tous après, en nous blottissant derrière.

Avec la lune qui donnait, là-haut sur un rocher, en face du couvent, nous vîmes alors une ombre, ou, plutôt, un géant en longue robe noire et qui dans le vent disait:

– Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.

D’entendre et de voir cette apparition, nous étions tous là tremblants. M. Donnat ne fit que dire à demi-voix:

– C’est frère Philippe.

Et, sans lui répondre, il rentra au couvent, avec nous tous après, qui le suivions en tournant la tête. Nous nous remîmes, fort troublés, à notre étude. Mais, cette soirée-là, nous n’en sûmes pas plus.

Ce frère Philippe, nous l’apprîmes plus tard, faisait partie paraît-il, de ces sortes d’ermites qui avaient occupé Saint-Michel quelques années avant nous et qui, au clocher vide, avaient mis une cloche. Puis, quand ils étaient partis, comme, on n’emporte pas cela comme un grelot, la cloche était restée sur l’église, là-haut, et, naturellement, M. Donnat l’avait gardée.

Frère Philippe était un bonhomme qui s’était donné pour tâche de remettre en état les ermitages en ruines qu’il y a, de-ci de-là, dans les montagnes de Provence. Je l’ai rencontré quelquefois, longtemps après, grand, maigre, un peu voûté et taciturne, avec sa soutane rapiécée, son chapeau noir à larges bords, et portant sur l’épaule, moitié devant, moitié derrière, un long bissac de toile bleue.

Lorsqu’il avait dessein de restaurer ainsi quelque ermitage à l’abandon, avec le produit de ses quêtes il le rachetait au propriétaire, il en réparait les parois, il y suspendait une cloche. Ensuite, ayant cherché et déniché quelque bon diable qui voulût se faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et lui se remettait, en faisant maigre chère, à quêter avec patience, pour relever un autre ermitage.

La dernière fois que je le vis, il en avait rétabli, me dit-il près d’une trentaine. Vétait à la gare d’Avignon où j’allais, comme lui, prendre le train d’une heure et demie. Il faisait rudement chaud, et le pauvre frère Philippe, qui avait, vers ce temps-là, près de quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire, incliné sous son sac, qui était presque plein de blé.

– Frère Philippe, frère Philippe, lui cria un grand gars cravaté et ceinturé de rouge, vous pèse-t-il pas, le sac? Laissez que je le porte un peu.

Et le brave garçon chargea le sac du frère et le porta jusqu’à la salle où l’on donne les billets. Or, ce jeune homme, que je connaissais un peu, était un rouge de Barbentane, et, comme nos démocrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires, cela me rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la popularité de cet homme du bon Dieu.

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