– Non, répondîmes-nous.
– C’était la vieille Riquelle.
– Est-ce possible! criâmes-nous.
– Riquelle, poursuivit mon vénérable père, était la fille du cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le maire de Maillane.
Oh! la garce! A cette époque, elle avait dix-huit ans peut-être, et fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous étions de la même jeunesse; son père mêmement m’avait fait des souliers, des souliers en museau de tanche, que je portai à l’armée lorsque je m’engageai… Eh bien! si je vous disais que je l’ai vue, Riquelle, habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein décolleté, le bonnet rouge sur la tête, et assise en ce costume sur l’autel de l’église!
A la table, en soupant, vers la fin de février de 1848, voilà ce que racontait maître François, mon père.
Maintenant vous allez voir.
Quand je publiai Mireille environ onze ans après, me trouvant à Paris, je fus invité par le banquier Millaud, celui qui fonda le Petit Journal, à un des grands dîners que l’aimable Mécène offrait, chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en renom. Nous étions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive superbe, avait d’un côté Méry et moi de l’autre, ce me semble. Sur la fin du repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et coiffé d’une calotte, du haut bout de la table me cria en provençal:
– Monsieur Mistral, vous êtes de Maillane?
– C’est le père, me dit-on, du banquier qui nous reçoit.
Et, la table étant trop longue pour pouvoir converser, je me levai et vins causer avec le bon vieillard.
– Vous êtes de Maillane? reprit-il.
– Oui, répondis-je.
– Connaissez-vous la fille du nommé Jacques Riquel, qui a été jadis maire de votre commune?
– Si je la connais! Riquelle la déesse? mais nous sommes bons amis.
– Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions à Maillane, pour vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux, des mulets, je vous parle de cinquante ans au moins…
– Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous, monsieur Millaud, qui lui auriez fait cadeau d’une bague de topaze?
– Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en branlant la tête et notant émoustillé, vous a parlé de cela? Ah! mon brave monsieur, qui nous a vus et qui nous voit…
A ce moment, le banquier Millaud, qui s’était levé de table, vint, ainsi qu’il faisait après tous ses repas, s’incliner devant son père qui, lui imposant les mains à la façon des patriarches, lui donna sa bénédiction.
Pour en revenir à moi, en dépit des récits entendus dans ma famille, cette irruption de liberté, de nouveauté qui crève les digues lorsque arrive une révolution, m’avait, il faut bien le dire, trouvé tout flambant neuf et prêt à suivre l’élan. Aux premières proclamations signées et illustrées du nom de Lamartine, mon lyrisme bondit en un chant incandescent que les petits journaux d’Arles et d’Avignon donnèrent:
Réveillez-vous, enfants de la Gironde, Et tressaillez dans vos sépulcres froids:
La liberté va rajeunir le monde…
Guerre éternelle entre nous et les rois!
Un enthousiasme fou m’avait enivré soudain pour ces idées libérales, humanitaires, que je voyais dans leur fleur: et mon républicanisme, tout en scandalisant les royalistes de Maillane, qui me traitèrent de «peau retournée» faisait la félicité des républicains du lieu qui, étant le petit nombre, étaient fiers et ravis de me voir avec eux chanter la Marseillaise.
Or, chez ces hommes-là, descendants pour la plupart des démagogues populaires qu’à la Révolution on nommait «les braillards» tous les vieux préjugés, rancunes et rengaines de l’ancienne République s’étaient, de père en fils, transmis comme un levain.
Une fois, que j’essayais de leur faire comprendre les rêves généreux de la République nouvelle, sans cacher mon horreur pour les crimes qui firent, au temps de la première, périr tant d’innocents:
– Innocents, me cria d’une voix de tonnerre le vieux Pantès, mais vous ignorez donc que les aristocrates, avaient juré, les monstres, de jouer aux boules avec les têtes des patriotes?
Et, me voyant sourire, le vieux Brulé me dit:
– Connaissez-vous l’histoire du château de Tarascon?
– Quelle histoire? répondis-je.
– L’histoire de la fois où le représentant Cadroy vint donner l’impulsion aux contre-révolutionnaires… Écoutez-la et vous saurez le motif de ce refrain que les Blancs, de temps à autre, nous chantent sur la moustache:
De bric ou de broc
Ils feront le saut
De la fenêtre
De Tarascon,
Dedans le Rhône:
Nous n’en voulons plus
De ces gueux-là,
De ces gueux
De sans-culottes
Vous savez, ou vous ignorez, qu’à la chute de Robespierre, les modérés tombèrent sur les bons patriotes et en remplirent les prisons. A Tarascon ils firent monter les prisonniers, tout nus comme des vers, au sommet du château, et de là, ils les forçaient, à coups de baïonnettes, de sauter dans le Rhône par la fenêtre qui s’y trouve. C’est alors qu’un nommé Liautard, de Graveson, qui est encore en vie, étant resté le dernier pour faire le plongeon, profita d’un moment où on l’avait laissé seul, dépouilla sa chemise, qu’il jeta avec les autres, et alla se cacher dans un tuyau de cheminée, de sorte que les brigands, lorsqu’ils revinrent de là-haut et qu’ils comptèrent les chemises, crurent avoir tout noyé, et vidèrent les lieux. Liautard, la nuit venue, gagna le haut du château; puis par une corde qu’il avait faite avec les vêtements des autres, ils descendit aussi bas qu’il put, puis plongea dans le Rhône, qu’il traversa à la nage, et s’en vint à Beaucaire frapper chez un ami qui lui donna l’hospitalité.
– Et le pauvre Balarin, disait le Bouteillon (un petit homme rageur qui sans cesse cognait sur le casaquin des prêtres), le pauvre Balarin qui pêchait à la ligne en 1815 là-bas dans la Font-Mourguette, et qu’ils assassinèrent parce qu’il ne voulait pas crier: «Vive le roi!»
– Et, faisait le gros Tardieu, le monsieur du Mas Blanc, qui, vers la même époque, fut abattu d’un coup de fusil tiré à travers la porte!
– Et Trestaillon! avançait l’un.
– Et le Pointu! ajoutait l’autre.
Telles étaient les invectives qui, d’un côté comme de l’autre, avec la république étaient revenues sur l’eau. Et, ici comme ailleurs, cela ramena la brouille et les divisions intestines. Les Rouges commencèrent de porter la ceinture et la cravate rouge, et les Blancs les portèrent vertes. Les premiers se fleurirent avec des bouquets de thym, emblème de la Montagne; les seconds arborèrent les fleurs de lis royales. Les républicains plantaient des arbres de la liberté; la nuit, les royalistes les sciaient par le pied. Puis vinrent les bagarres, puis les coups de couteau; et bref, ce brave peuple, ces Provençaux de même race qui, un mois avant, jouaient, plaisantaient, banquetaient ensemble, maintenant, pour des vétilles qui n’aboutissaient à rien, se seraient mangé le foie.