Par suite, les jeunes gens, c’est-à-dire tous ceux de la même conscription, nous nous séparâmes en deux partis; et chaque fois, hélas! que le dimanche au soir, après avoir bu un coup, on s’entre-croisait à la farandole, pour rien on en venait aux mains.
Aux derniers jours du carnaval, les garçons ont coutume de faire le tour des fermes pour quêter des œufs, du petit salé, et ramasser de quoi manger quelques omelettes. Ils font ces tournées-là en dansant la moresque, avec un tambour ou un tambourin, et en chantant d’ordinaire des couplets comme ceux-ci:
Mettez la main, dame, au clayon:
De chaque main un petit fromage!
Mettez la main dans le saloir,
Donnez un morceau de jarret!
Mettez la main au panier d’œufs,
Donnez-en trois ou six ou neuf
Mais nous, cette année-là, en faisant la quête aux œufs, comme des niais que nous étions, nous ne chantions que la politique. Les Blancs disaient:
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fêtes, oh! que de fêtes;
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fêtes nous ferions.
Et les Rouges répondaient:
Henri V est aux îles
Qui pèle de l’osier,
Pour en coiffer les filles
Amies du vert et blanc.
Quand nous eûmes, le soir, dans notre coterie, mangé l’omelette au lard et vidé nombre de bouteilles, nous sortîmes du cabaret, comme on le fait dans les villages, en manches de chemise avec la serviette au cou; et au son du tambour, les falots à la main, nous dansâmes la Carmagnole en chantant la chanson qui avait alors la vogue:
La fleur du thym, ô mes amis,
Va embaumer notre pays:
Plantons le thym, plantons le thym,
Républicains, il reprendra!
Faisons, faisons la farandole
Et la montagne fleurira.
Puis nous brûlâmes Carême-prenant, nous criâmes: «Vive Marianne!» en faisant flotter nos ceintures rouges, bref, nous fîmes grand tapage.
Le lendemain en me levant, et je ne fus pas trop matinal ce jour-là, mon père qui m’attendait, sérieux, solennel, comme aux grandes circonstances, me dit:
– Viens par ici, Frédéric, j’ai à te parler.
Je me songeai: Aïe! aïe! aïe! Cette fois nous y voici, aux bouillons de la lessive!
Et sortant de la maison, lui devant, moi derrière, – le suivant sans souffler mot, – il me mena vers un fossé qui était à environ cent pas de la ferme, et m’ayant fait asseoir auprès de lui sur le talus, il commença:
– Que m’a-t-on dit? qu’hier, tu as fait bande avec ces polissons qui braillent «Vive Marianne», que tu dansas la Carmagnole! que vous fîtes flotter vos ceintures rouges en l’air! Ah! mon fils tu es jeune! C’est avec cette danse et c’est avec ces cris que les révolutionnaires fêtaient l’échafaud. Non content d’avoir fait mettre sur les journaux une chanson où tu méprises les rois… Mais que t’ont fait, voyons, ces pauvres rois?
A cette question, je le confesse, je me trouvai entrepris pour répondre et mon père continuant:
– M. Durand-Maillane, dit-il, un gros savant, puisqu’il avait présidé la fameuse Convention, mais aussi sage que savant, ne la voulut pas signer, pourtant, la mort du roi; et un jour qu’il causait avec Pélissier le jeune, qui était son neveu (nous étions voisins de mas et mon père, maître Antoine, se trouvait avec eux), un jour, dis-je, qu’il causait avec son neveu Pélissier, conventionnel aussi, et que celui-ci se vantait d’avoir voté la mort: «Tu es jeune, Pélissier, tu es jeune, lui dit M. Durand-Maillane, et quelque jour tu le verras, le peuple va payer par des millions de têtes celles de son roi!» Ce qui ne fut que trop vérifié, hélas! que trop vérifié par vingt années de rude guerre.
– Mais, répondis-je, cette République-ci ne veut pas faire de mal; on vient d’abolir la mort en matière politique. Au gouvernement provisoire figurent les premiers de France, l’astronome Arago, le grand poète Lamartine, et les prêtres bénissent les arbres de la liberté… D’ailleurs, mon père, si vous me permettez de vous le demander, n’est-il pas vrai qu’avant 1789 les seigneurs opprimaient un peu trop les manants?
– Oui, fit mon brave père, je ne conteste pas qu’il y eut des abus, de gros abus… Je vais t’en citer un exemple: Un jour, je n’avais pas plus de quatorze ans, peut-être, je venais de Saint-Remy, conduisant une charretée de paille roulée en trousses, et, par le mistral qui soufflait, je n’entendais pas la voix d’un monsieur dans sa voiture qui venait derrière moi et qui criait paraît-il, pour me faire garer. Ce personnage, qui était, ma foi, un prêtre noble (on l’appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et, sitôt vis-à-vis de moi, il me cingla un coup de fouet à travers le visage, qui me met tout en sang. Il y avait, tout près de là, quelques paysans qui bêchaient: leur indignation fut telle que, mon ami de Dieu, malgré que la noblesse fût alors sacrée pour tous, à coups de mottes, ils l’assaillirent, tant qu’il fut à leur portée. Ah! je ne dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces «Ci-devant» et la Révolution, à ses premiers débuts, nous avait assez séduits… Seulement, peu à peu, les choses se gâtèrent et, comme toujours, les bons payèrent pour les méchants.
Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et dans nos villages par les événements de 1848. Dès l’abord, on aurait dit que le chemin était uni. Pour les représenter, dans l’Assemblée Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient parmi les bons envoyé les meilleurs: des hommes comme Berryer, Lamartine, Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès, Marie et un portefaix poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les sectaires endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les Journées de Juin avec leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la nation. Les modérés se refroidirent, les enragés s’envenimèrent; et sur mes jeunes rêves de république platonique une brume se répandit. Heureusement qu’une éclaircie versait, à cette époque, ses rayons autour de moi. C’était le libre espace de la grande nature, c’était l’ordre, la paix de la vie rustique; c’était, comme disaient les poètes de Rome, le triomphe de Cérès au moment de la moisson.
Aujourd’hui que les machines ont envahi l’agriculture, le travail de la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa noble allure d’art sacré. Maintenant, les moissons venues, vous voyez des espèces d’araignées monstrueuses, des crabes gigantesques appelés “moissonneuses» qui agitent leurs griffes au travers de la plaine, qui scient les épis avec des coutelas, qui lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons tombées, d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques, les «batteuses» nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les gerbes, en froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le grain. Tout cela à 1’américaine, tristement, hâtivement, sans allégresse ni chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée, au milieu de la poussière, de la fumée horrible, avec l’appréhension, si l’on ne prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre. C’est le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle il n’y a rien à faire ni à dire: fruit amer de la science, de l’arbre de la science du bien comme du mal.