Le sarcophage ouvert laissa voir le premier cercueil hermétiquement fermé. C’était un coffre orné de peintures et de dorures, représentant une espèce de naos, avec des dessins symétriques, des losanges, des quadrilles, des palmettes et des lignes d’hiéroglyphes. On fit sauter le couvercle, et Rumphius, qui se penchait sur le sarcophage, poussa un cri de surprise lorsqu’il découvrit le contenu du cercueil: «Une femme! une femme!» s’écria-t-il, ayant reconnu le sexe de la momie à l’absence de barbe osirienne et à la forme du cartonnage.
Le Grec aussi parut étonné; sa vieille expérience de fouineur le mettait à même de comprendre tout ce qu’une pareille trouvaille avait d’insolite. La vallée de Biban-el-Molouk est le Saint-Denis de l’ancienne Thèbes, et ne contient que des tombes de rois. La nécropole des reines est située plus loin, dans une autre gorge de la montagne. Les tombeaux des reines sont fort simples, et composés ordinairement de deux ou trois couloirs et d’une ou deux chambres. Les femmes, en Orient, ont toujours été regardées comme inférieures à l’homme, même dans la mort. La plupart de ces tombes, violées à des époques très anciennes, ont servi de réceptacle à des momies difformes grossièrement embaumées, où se voient encore des traces de lèpre et d’éléphantiasis. Par quelle singularité, par quel miracle, par quelle substitution ce cercueil féminin occupait-il ce sarcophage royal, au milieu de ce palais cryptique, digne du plus illustre et du plus puissant des Pharaons!
«Ceci dérange, dit le docteur à Lord Evandale, toutes mes notions et toutes mes théories, et renverse les systèmes les mieux assis sur les rites funèbres égyptiens, si exactement suivis pourtant pendant des milliers d’années! Nous touchons sans doute à quelque point obscur, à quelque mystère perdu de l’histoire. Une femme est montée sur le trône des Pharaons et a gouverné l’Égypte. Elle s’appelait Tahoser, s’il faut en croire des cartouches gravés sur des martelages d’inscriptions plus anciennes; elle a usurpé la tombe comme le trône, ou peut-être quelque ambitieuse, dont l’histoire n’a pas gardé souvenir, a renouvelé sa tentative.
– Personne mieux que vous n’est en état de résoudre ce problème difficile, fit Lord Evandale; nous allons emporter cette caisse pleine de secrets dans notre cange, où vous dépouillerez à votre aise ce document historique, et devinerez sans doute l’énigme que proposent ces éperviers, ces scarabées, ces figures à genoux, ces lignes en dents de scie, ces uraeus ailés, ces mains en spatule que vous lisez aussi couramment que le grand Champollion.» Les fellahs, dirigés par Argyropoulos, enlevèrent l’énorme coffre sur leurs épaules, et la momie, refaisant en sens inverse la promenade funèbre qu’elle avait accomplie du temps de Moïse, dans une bari peinte et dorée, précédée d’un long cortège, embarquée sur le sandal qui avait amené les voyageurs, arriva bientôt à la cange amarrée sur le Nil, et fut placée dans la cabine assez semblable, tant les formes changent peu en Égypte, au naos de la barque funéraire.
Argyropoulos, ayant rangé autour de la caisse tous les objets trouvés près d’elle, se tint debout respectueusement à la porte de la cabine, et parut attendre. Lord Evandale comprit et lui fit compter les vingt-cinq mille francs par son valet de chambre.
Le cercueil ouvert posait sur des tasseaux, au milieu de la cabine, brillant d’un éclat aussi vif que si les couleurs de ses ornements eussent été appliquées d’hier, et encadrait la momie, moulée dans son cartonnage, d’un fini et d’une richesse d’exécution remarquables.
Jamais l’antique Égypte n’avait emmailloté avec plus de soin un de ses enfants pour le sommeil éternel. Quoique aucune forme ne fût indiquée dans cet Hermès funèbre, terminé en gaine, d’où se détachaient seules les épaules et la tête, on devinait vaguement un corps jeune et gracieux sous cette enveloppe épaissie. Le masque doré, avec ses longs yeux cernés de noir et avivés d’émail, son nez aux ailes délicatement coupées, ses pommettes arrondies, ses lèvres épanouies et souriant de cet indescriptible sourire du sphinx, son menton, d’une courbe un peu courte, mais d’une finesse extrême de contour, offraient le plus pur type de l’idéal égyptien, et accusaient, par mille petits détails caractéristiques, que l’art n’invente pas, la physionomie individuelle d’un portrait. Une multitude de fines nattes, tressées en cordelettes et séparées par des bandeaux, retombaient, de chaque côté du masque, en masses opulentes. Une tige de lotus, partant de la nuque, s’arrondissait au-dessus de la tête et venait ouvrir son calice d’azur sur l’or mat du front, et complétait, avec le cône funéraire, cette coiffure aussi riche qu’élégante.
Un large gorgerin, composé de fins émaux cloisonnés de traits d’or, cerclait la base du col et descendait en plusieurs rangs, laissant voir, comme deux coupes d’or, le contour ferme et pur de deux seins vierges.
Sur la poitrine, l’oiseau sacré à la tête de bélier, portant entre ses cornes vertes le cercle rouge du soleil occidental et soutenu par deux serpents coiffés du pschent qui gonflaient leurs poches, dessinait sa configuration monstrueuse pleine de sens symboliques. Plus bas, dans les espaces laissés libres par les zones transversales et rayées de vives couleurs représentant les bandelettes, l’épervier de Phré couronné du globe, l’envergure éployée, le corps imbriqué de plumes symétriques, et la queue épanouie en éventail, tenait entre chacune de ses serres le Tau mystérieux, emblème d’immortalité. Des dieux funéraires, à face verte, à museau de singe et de chacal, présentaient, d’un geste hiératiquement roide, le fouet, le pedum, le sceptre; l’œil osirien dilatait sa prunelle rouge cernée d’antimoine; les vipères célestes épaississaient leur gorge autour des disques sacrés; des figures symboliques allongeaient leurs bras empennés de plumes semblables à des lames de jalousie, et les deux déesses du commencement et de la fin, la chevelure poudrée de poudre bleue, le buste nu jusqu’au dessous du sein, le reste du corps bridé dans un étroit jupon, s’agenouillaient, à la mode égyptienne, sur des coussins verts et rouges, ornés de gros glands.
Une bandelette longitudinale d’hiéroglyphes, panant de la ceinture et se prolongeant jusqu’aux pieds, contenait sans doute quelques formules du rituel funèbre, ou plutôt les nom et qualités de la défunte, problème que Rumphius se promit de résoudre plus tard.
Toutes les peintures, par le style du dessin, la hardiesse du trait, l’éclat de la couleur, dénotaient de la façon la plus évidente, pour un œil exercé, la plus belle période de l’art égyptien.
Lorsque le lord et le savant eurent assez contemplé cette première enveloppe, ils tirèrent le cartonnage de sa boîte et le dressèrent contre une paroi de la cabine.
C’était un spectacle étrange que ce maillot funèbre à masque doré, se tenant debout comme un spectre matériel, et reprenant une fausse attitude de vie, après avoir gardé si longtemps la pose horizontale de la mort sur un lit de basalte, au cœur d’une montagne éventrée par une curiosité impie.
L’âme de la défunte, qui comptait sur l’éternel repos, et qui avait pris tant de soins pour préserver sa dépouille de toute violation, dut s’en émouvoir, au-delà des mondes, dans le cercle de ses voyages et de ses métamorphoses.
Rumphius, armé d’un ciseau et d’un marteau pour séparer en deux le cartonnage de la momie, avait l’air d’un de ces génies funèbres coiffés d’un masque bestial, qu’on voit dans les peintures des hypogées s’empresser autour des morts pour accomplir quelque rite effrayant et mystérieux; Lord Evandale, attentif et calme, ressemblait avec son pur profil au divin Osiris attendant l’âme pour la juger, et, si l’on veut pousser la comparaison plus loin, son stick rappelait le sceptre que tient le dieu.