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– Alors sur quoi portent tes soupçons?

– Comment se trouvait-elle là, au milieu de la nuit, dans ce quartier lointain, habité seulement par les pauvres captifs de notre tribu, que le méchant Pharaon emploie à faire des briques, sans vouloir leur donner la paille pour cuire l’argile moulée? Quel motif amenait cette Égyptienne autour de nos misérables cabanes? Pourquoi son vêtement était-il trempé comme si elle sortait d’une piscine ou d’un fleuve?

– Je l’ignore comme toi, répondit Ra’hel.

– Si c’était une espionne de nos maîtres? dit la vieille, dont les yeux fauves s’allumèrent d’un éclair de haine. De grandes choses se préparent; qui sait si l’éveil n’a pas été donné?

– Comment cette jeune fille malade pourrait-elle nous nuire? elle est entre nos mains, faible, isolée et gisante:

nous pouvons d’ailleurs, à la moindre apparence suspecte, la retenir prisonnière jusqu’au jour de la délivrance.

– En tout cas, il faut s’en défier; regarde comme ses mains sont délicates et douces.» Et la vieille Thamar souleva un des bras de Tahoser endormie.

«En quoi la finesse de sa peau peut-elle nous mettre en danger?

– O jeunesse imprudente! dit Thamar; à jeunesse folle, qui ne sait rien voir, et qui marche dans la vie pleine de confiance, sans croire aux embûches, à la ronce cachée sous l’herbe, au charbon couvert de cendres et qui caresserait volontiers la vipère, prétendant que ce n’est qu’une couleuvre! Comprends donc, Ra’hel, et dessille tes yeux. Cette femme n’appartient pas à la classe dont elle semble faire partie; son pouce ne s’est pas aplati sur le fil du fuseau!

et cette petite main, adoucie par les pâtes et les aromates, n’a jamais travaillé; cette misère est un déguisement.» Les paroles de Thamar parurent faire impression sur Ra’hel; elle examina Tahoser avec plus d’attention.

La lampe versait sur elle ses rayons tremblotants, et les formes pures de la fille du prêtre se dessinaient à la jaune clarté dans l’abandon du sommeil. Le bras que Thamar avait soulevé reposait encore sur le manteau de laine rayée, rendu plus blanc par le contraste de l’étoffe sombre; au poignet s’arrondissait le bracelet en bois de santal, parure grossière de la cocluetterie pauvre, mais si l’ornement était rude et mal ciselé, la chair, en effet, semblait avoir été pétrie dans le bain parfumé de la richesse. Ra’hel vit alors combien Tahoser était belle; mais cette découverte ne fit naître aucun mauvais sentiment dans son cœur. Celte beauté l’attendrit au lieu de l’irriter comme Thamar. Elle ne put croire que cette perfection cachât une âme abjecte et perfide, et en cela sa jeune candeur jugeait mieux que l’antique expérience de sa suivante.

Le jour parut enfin, et la fièvre de Tahoser s’accrut; elle eut quelques instants de délire suivis de longues somnolences.

«Si elle allait mourir ici, disait Thamar, on nous accuserait de l’avoir tuée.

– Elle ne mourra pas, répondit Ra’hel en approchant des lèvres de la jeune malade que la soif brûlait une coupe d’eau pure.

– J’irais de nuit jeter le corps au Nil, continuait l’obstinée Thamar, et les crocodiles se chargeraient de le faire disparaître.» La journée se passa; la nuit vint, et, à l’heure accoutumée, Poëri, ayant fait le signal convenu, parut comme la veille sur le seuil de la cabane. Ra’hel vint au-devant de lui le doigt sur la bouche, lui faisant signe de garder le silence et de baisser la voix, car Tahoser dormait.

Poëri, que Ra’hel prit par la main pour le conduire au lit où reposait Tahoser, reconnut aussitôt la fausse Hora, dont la disparition le préoccupait surtout depuis la visite de Timopht, qui la cherchait au nom de son maître.

Un vif étonnement se peignit sur ses traits lorsqu’il se releva, après s’être penché sur le lit pour bien s’assurer que là gisait réellement la jeune fille qu’il avait accueillie, car il ne pouvait concevoir comment elle se trouvait en cet endroit.

Cette surprise alla au cœur de Ra’hel: elle se plaça devant Poëri pour lire de plus près la vérité dans ses yeux, lui mit les mains sur les épaules, et, le pénétrant du regard, lui dit d’une voix sèche et brève, contrastant avec sa parole douce d’ordinaire comme un roucoulement de tourterelle:

«Tu la connais donc?» La figure de Thamar s’était contractée en une grimace de satisfaction; elle était fière de sa perspicacité, et presque contente de voir ses soupçons à l’endroit de l’étrangère en partie réalisés.

«Oui», répondit simplement Poëri.

Les yeux de charbon de la servante pétillèrent de curiosité maligne.

La figure de Ra’hel reprit son expression de sécurité; elle ne doutait plus de son amant.

Poëri lui raconta qu’une jeune fille, se donnant le nom d’Hora, s’était présentée chez lui en suppliante, qu’il l’avait accueillie comme on doit le faire de tout hôte; que, le lendemain, elle manquait parmi les servantes, et qu’il ne pouvait s’expliquer comment elle se retrouvait là; il ajouta aussi que des émissaires de Pharaon cherchaient partout Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph, disparue de son palais.

«Tu vois bien que j’avais raison, maîtresse, dit Thamar d’un ton de triomphe; Hora et Tahoser sont la même personne.

– Cela est possible, répondit Poëri. Mais il y a ici plusieurs mystères que ma raison ne s’explique pas: d’abord, pourquoi Tahoser (si c’est elle) aurait-elle pris ce déguisement? et ensuite par quel prodige rencontré-je ici cette jeune fille que j’ai laissée hier soir de l’autre côté du Nil, et qui, certes, ne pouvait savoir où j’allais?

– Elle t’a suivi sans doute, dit Ra’hel.

– Il n’y avait, j’en suis sûr, à cette heure, d’autre barque sur le fleuve que la mienne.

– C’est donc pour cela que ses cheveux ruisselaient et que sa robe était trempée; elle aura traversé le Nil à la nage.

– En effet, il m’a semblé un instant entrevoir dans l’obscurité une tête humaine au-dessus de l’eau.

– C’était elle, la pauvre enfant, dit Ra’hel, son évanouissement et sa fatigue le prouvent; car, après ton départ, je l’ai relevée étendue sans connaissance en dehors de cette cabane.

– Les choses doivent en effet s’être passées de la sorte, dit le jeune homme. Je vois bien les actions, mais je n’en comprends pas les motifs.

– Je vais te les expliquer, dit en souriant Ra’hel, quoique je ne sois qu’une pauvre ignorante et qu’on te compare pour la science à ces prêtres d’Égypte qui étudient nuit et jour au fond de sanctuaires chamarrés d’hiéroglyphes mystérieux, dont eux seuls pénètrent les sens profonds; mais quelquefois les hommes, si occupés de l’astronomie, de la musique et des nombres, ne devinent pas ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles. Ils voient au ciel une étoile lointaine et ne remarquent pas un amour tout près d’eux: Hora, ou plutôt Tahoser, car c’est elle, a pris ce déguisement pour s’introduire dans ta maison, pour vivre près de toi; jalouse, elle s’est glissée dans l’ombre derrière tes pas; au risque d’être dévorée par les crocodiles du fleuve, elle a traversé le Nil; arrivée ici, elle nous a épiés par quelque fente de la muraille et n’a pu supporter le spectacle de notre bonheur. Elle t’aime parce que tu es très beau, très fort et très doux; mais cela m’est bien égal, puisque tu ne l’aimes pas. As-tu compris, maintenant?» Une légère rougeur monta aux joues de Poëri; il craignait que Ra’hel ne fût irritée et ne parlât ainsi pour lui tendre un piège; mais le regard de Ra’hel, lumineux et pur, ne trahissait aucune arrière-pensée. Elle n’en voulait pas à Tahoser d’aimer celui qu’elle aimait elle-même.

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