La maxime sur l’humilité me paraît encore parfaitement belle, mais j’ai été bien surprise de trouver là l’humilité. Je vous avoue que je l’y attendais si peu qu’encore qu’elle soit si fort de ma connaissance depuis longtemps, j’ai eu toutes les peines du monde à la reconnaître au milieu de tout ce qui la précède et qui la suit. C’est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur amour-propre est si peu flatté. J’en serais bien humiliée en mon particulier, si je ne me disais à moi-même ce que je vous ai déjà dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du cœur des hommes que de celui des dames, et que peut-être vous ne savez pas vous-même le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eût été soumis à la vertu, et les sens moins forts que la raison, vous penseriez mieux que vous ne faites d’un certain nombre qui se distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de La Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que nous faisons en votre faveur, puisque malgré les défauts d’un million d’hommes nous rendons justice à votre mérite particulier, et que vous seul nous faites croire tout ce qu’on peut dire de plus avantageux pour votre sexe. Etc.
46. Réponse de La Rochefoucauld à la lettre précédente
Quelque déférence que j’aie à tout ce qui vient de vous, je vous assure, Madame, que je ne crois pas que les maximes méritent l’honneur que vous leur faites. Je me défie beaucoup de celles que vous n’entendez pas, et c’est signe que je ne les ai pas entendues moi-même. J’aurai l’honneur de vous en dire ce que j’en ai pensé, dans un jour ou deux, et de vous assurer que personne du monde, sans exception, ne vous estime et ne vous respecte tant que moi. Etc.
47. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé 2 août 1675.
Je vous envoie, Madame, les maximes que vous voulez avoir. Je n’en ai pas assez bonne opinion pour croire que vous les demandiez par une autre raison que par cette politesse qu’on ne trouve plus que chez vous. Je sais bien que le bon sens et le bon esprit convient à tous les âges, mais les goûts n’y conviennent pas toujours et ce qui sied bien en un temps ne sied pas bien en un autre. C’est ce qui me fait croire que peu de gens savent être vieux. Je vous supplie très humblement de me mander ce qu’il faut changer à ce que je vous envoie. Mme de Fontevrault m’a promis de m’avertir quand elle irait chez vous. Je me suis tellement paré devant elle de l’honneur que vous me faites de m’aimer qu’elle en a bonne opinion de moi. Ne détruisez pas votre ouvrage, et laissez-lui croire là-dessus tout ce qui flatte le plus ma vanité.
Ce 2e d’août.
1. La confiance fournit plus à la conversation que l’esprit. (Max. 421.)
2. L’amour nous fait faire des fautes comme les autres passions, mais il nous en fait faire de plus ridicules. (Max. 422. var.)
3. Peu de gens savent être vieux. (Max. 423.)
4. La pénétration a un air de prophétie qui flatte plus notre vanité que toutes les autres qualités de l’esprit. (Max. 425, var.)
5. La plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion. (Max. 427.)
6. Il y a plus de vieux fous que de jeunes. (Max. 444, var.)
7. Il est plus aisé de connaître tous les hommes en général que de connaître un homme en particulier. (Max. 436, var.)
8. On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. (Max. 437.)
9. Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti de l’amour. (Max. 440.)
10. Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités. (Max. 429.)
11. Ce qui nous empêche d’être naturels, c’est l’envie de le paraître. (Max. 431. var)
12. C’est en quelque sorte se donner part aux belles actions que de les louer de bon cœur. (Max. 432.)
13. La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. (Max. 433.)
14. La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice. (Max. 445.)
15. Ce qui fait que la honte et la jalousie sont les plus grands de tous les maux, c’est que la vanité ne nous aide pas à les supporter. (Max. 446. var.)
48. Réponse de Mme de Sablé à la lettre précédente
C’est votre complaisance, plutôt que la mienne, qui vous oblige à me faire part de vos maximes, parce que je n’en suis pas digne. Je vous dirai pourtant, Monsieur, comme si je ne disais rien, qu’il me semble que dans
la Ière maxime, il faudrait expliquer quelle sorte de confiance, parce que celle qui n’est fondée que sur la bonne opinion que l’on a de soi-même est différente de la sûreté que l’on prend avec les personnes à qui l’on parle;
la 4e est merveilleuse, et il n’y a rien de mieux pénétré;
sur la 8e, il n’y a point de vraies grandes qualités si on ne les met en usage;
sur la 10e, il n’y a rien de mieux trouvé;
la IIe est bien vraie, car le naturel ne se trouve point où il y a de l’affectation;
la 12e, il n’y a rien de si beau ni de si vrai;
la 13e est très belle;
la 14e est bien vraie, car le vice se peut corriger par l’étude de la vertu et la faiblesse est du tempérament, qui ne se peut quasi jamais changer;
sur la cinquième, quand les amitiés ne sont point fondées sur la vertu, il y a tant de choses qui les détruisent que l’on a quasi toujours des sujets de s’en lasser.
V. Lettre relatant un entretien de la Rochefoucauld avec le chevalier de Méré
49. Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de***. Date inconnue.
Vous voulez que je vous écrive, Madame; et vous me l’avez commandé de si bonne grâce et si galamment que je n’ai pu vous le refuser. Mais ce qui m’a engagé à vous le promettre me devrait empêcher de vous le tenir. Car je vois par là que vous êtes si délicate en agrément qu’il faut qu’une chose, pour être à votre goût, soit excellente et d’un prix bien rare. Aussi, Madame, je ne vous écris pas tant par l’espérance de vous plaire que par la crainte de vous désobéir. Et peut-être qu’il serait encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d’agréable. Quoi qu’il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l’un et de l’autre, en m’ordonnant de vous rapporter la conversation que j’eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld; car il parla presque toujours, et vous savez comme il s’en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre tête à tête à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venait dans l’esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux, où l’adresse et la délicatesse s’étaient épuisées. «Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés! Et ne m’avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l’on ne se doit pas trop mêler d’écrire?» Je lui répondis que j’en demeurais d’accord, et que je ne voyais point d’autre raison de cette injustice, si ce n’est que la plupart de ces juges n’ont ni goût ni esprit. «Ce n’est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d’envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu’on écrit de meilleur. – Ne vous l’imaginez pas, je vous prie, lui répartis-je, et soyez assuré qu’il est impossible de connaître le prix d’une chose excellente sans l’aimer, ni sans être favorable à celui qui l’a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu’on est stupide et sans goût que d’être insensible aux charmes de l’esprit? – J’ai remarqué, reprit-il, les défauts de l’esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connaissent que par là pensent que j’ai tous ces défauts, comme si j’avais fait mon portrait. C’est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. – Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d’œuvre d’esprit et d’invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis. Mais parce qu’il était persuadé qu’on n’est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur, ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour, on l’a regardé comme l’auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. – Je serais assez de son avis, me dit-il, et je crois qu’on pourrait faire une maxime que la vertu mal entendue n’est guère moins incommode que le vice bien ménagé. – Ha Monsieur! m’écriai-je, il s’en faut bien garder, ces termes sont si scandaleux qu’ils feraient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte. – Aussi n’usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m’accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice; et parce que tout le monde veut être heureux, et que c’est le but où tendent toutes les actions de la vie, j’admire que ce qu’ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m’étonne pas que ce grand homme ait eu tant d’ennemis; la véritable vertu se confie en elle-même; elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens aussi bien que les faux dévots ne cherchent que l’apparence, et je crois que dans la morale Sénèque était un hypocrite et qu’Épicure était un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l’esprit; c’est de là que procède la parfaite honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer pour l’heur de la vie à la possession d’un royaume. Ainsi j’aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice. Mais selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l’être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout et donner l’avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle à mon gré la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c’est d’observer si elle sied bien à toutes sortes d’égards; et rien ne me paraît de si mauvaise grâce que d’être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons pour ne pas choquer la révérence publique quoique ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne leur devons que de l’apparence il faut les en payer, et se bien garder de les approuver dans son cœur de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu’une erreur en attire beaucoup d’autres. Sur ce principe qu’on doit souhaiter d’être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l’esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n’est à désirer que pour se rendre la vie agréable. Il est à remarquer qu’on ne voit rien de pur ni de sincère, qu’il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie, qu’il faut les prendre et les dispenser à notre usage, que le bonheur de l’un serait souvent le malheur de l’autre, et que la vertu fuit l’excès comme le défaut. Peut-être qu’Aristide l’Athénien et Socrate n’étaient que trop vertueux, et qu’Alcibiade et Phédon ne l’étaient pas assez; mais je ne sais si pour vivre content, et comme un honnête homme du monde, il ne vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu’Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de l’esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l’un et de l’autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n’a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l’esprit, autant que j’en puis juger, c’est la véritable gloire et les belles connaissances; et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s’attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l’esprit ne s’y mêlent. Le plus sensible est celui de l’amour, mais il passe bien vite si l’esprit n’est de la partie. Et comme les plaisirs de l’esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l’esprit. Je vois de plus que ce qui sert d’un côté nuit d’un autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite.» Je l’écoutais doucement quand on vint nous interrompre, et j’étais presque d’accord de tout ce qu’il disait. Si vous me voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d’un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas dupe de la fausse honnêteté.