Mais je n’ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements qu’après la lecture de l’écrit de votre ami, et il me semble que j’étais non seulement changé, mais encore transfiguré, pour me servir du terme de ce philosophe romain. Je n’aurais rien à souhaiter en cet écrit sinon qu’après avoir si bien découvert l’inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques, i reconnût qu’il n’y en a point de véritables que les chrétiennes et les surnaturelles. Non pas que je veuille dire qu’il n’y a point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou d’intérêt; je ne sais que trop par expérience la malignité et les ruses de la nature corrompue; je sais que son venin se répand partout, et qu’encore qu’elle ne règne et ne domine pas dans les âmes solidement dévotes, elle ne laisse pas d’y vivre, d’y demeurer, et se remuer et se débattre souvent, pour se remettre au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer d’accord qu’un homme vivant selon les règles de l’Évangile peut être dit véritablement vertueux, parce qu’il ne vit pas selon les maximes de cette nature dépravée et qu’il n’est point esclave de sa cupidité, mais qu’il vit selon les lois de l’esprit et de la raison, et que s’il commet quelquefois des fautes, en faisant même le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même, d’humilité, et de soumission à la justice et à la providence de Dieu; et c’est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie
Mais peut-être que votre ami, Madame, a des raisons de ne point passer les bornes de la sagesse humaine, et comme il a l’esprit fort délicat, il pourra même croire qu’il y a de l’orgueil ou de l’intérêt secret en mon avis, et quelque protestation que je lui puisse faire du contraire, il n’est pas obligé de me croire. Il vaut donc mieux, Madame, que vous ne lui en parliez point du tout, s’il vous plaît, et que vous lui disiez seulement que, quand il n’y aurait que son écrit au monde avec Évangile, je voudrais être chrétien. L’un m’apprendrait à connaître mes misères, et l’autre à implorer mon libérateur; ce sont les deux premiers degrés de la vie spirituelle et quand on les franchit comme il faut, on n’en demeure pas là ordinairement; les bonnes œuvres suivent et l’on fait profit de tout, des péchés même et des fautes qu’on a commises, qu’on commet, et des ignorances, erreurs et faiblesses naturelles et involontaires, auxquelles sont sujet tous les hommes de ce monde et même ceux qui sont les plus établis dans les vertus essentielles.
Que si cette pièce ne s’imprime pas, je vous prie très humblement, Madame, de m’en faire avoir une copie.
36. Lettre, d’auteur inconnu, à Mme de Sablé, 1663.
J’appellerais volontiers l’auteur de ces maximes un orateur éloquent et un philosophe plus critique que savant; aussi n’a-t-il autre principe de ses sentiments que la fécondité de son imagination. Il affecte dans ses divisions et dans ses définitions, subtilement mais sans fondement inventées, de passer pour un Sénèque, ne prenant pas garde néanmoins que celui-ci, dans sa morale, tout païen qu’il était, ne s’est jamais jeté dans cette extrémité que de confondre toutes les vertus des sages de son temps, ni de les faire passer pour des vices; il a cru qu’il y en avait de tempérants et de dissolus, de bons et de mauvais, d’humbles et de superbes, et il n’a jamais dit qu’on pût, sous une véritable humilité, cacher une superbe insolente: elles sont trop antipathiques pour pouvoir habiter la même demeure. Je lui donnerais néanmoins cette louange que de savoir puissamment invectiver, et d’avoir parfaitement bien rencontré où il s’est agi de mériter le titre de satirique. C’est à contrecœur que je loue de la sorte son ouvrage tout à fait spirituel, et peut-être pourra-t-on dire que je tombe dans le même défaut dont je l’accuse; mais certes, considérant que par ces maximes il n’y a aucune vertu chrétienne, si solide qu’elle soit, qui ne puisse être censurée, content du désavantage d’en être dépourvu, j’aime mieux ne passer pas pour complaisant en approuvant sa doctrine, que d’être dans un perpétuel danger de déclamer contre les belles qualités, ni médire des plus vertueux.
37. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.
Ce jeudi au soir.
Voilà un billet que je vous supplie de vouloir lire, il vous instruira de ce que l’on demande de vous. Je n’ai rien à y ajouter, sinon que l’homme qu’il l’écrit [sic] est un des hommes du monde que j’aime autant, et qu’ainsi c’est une des plus grandes obligations que je vous puisse avoir, que de lui accorder ce qu’il souhaite pour son ami. Je viens d’arriver de Fresnes, où j’ai été deux jours en solitude avec Madame du Plessis; en ces deux jours-là nous avons parlé de vous deux ou trois mille fois; il est inutile de vous dire comment nous en avons parlé, vous le devinez aisément. Nous y avons lu les maximes de M. de La Rochefoucauld. Ha, Madame! quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela! J’en suis si épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses affaires que tous les potages qu’il mangea l’autre jour chez vous.
38. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.
Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde, si vous ne me montriez pas vos maximes. Mme du Plessis m’a donné une curiosité étrange de les voir, et c’est justement parce qu’elles sont honnêtes et raisonnables que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. Je vous rends mille et mille grâces de ce que vous avez fait pour ce gentilhomme. Je vous en irai encore remercier moi-même, et je me servirai toujours avec plaisir des prétextes que je trouverai pour avoir l’honneur de vous voir; et si vous trouviez autant de plaisir avec moi que j’en trouve avec vous, je troublerais souvent votre solitude.
III. Lettres concernant la publication de la Ière édition des maximes
39. Lettre de La Rochefoucauld au Père Thomas Esprit. 6 février 1664.
6 février.
Vous me permettrez de vous dire que l’on fait un peu plus de bruit de ces maximes qu’on ne devrait et qu’elles ne méritent. Je ne sais si on y a ajouté ou changé quelque chose comme on a accoutumé de faire. Mais si elles sont comme je les ai vues, je crois qu’on les pourrait soutenir sans grand péril, au moins si on peut être bien fondé à soutenir un ramas de diverses pensées à qui on n’a point encore donné d’ordre, ni de commencement ni de fin. Il peut y avoir même quelques expressions trop générales que l’on aurait adoucies si on avait cru que ce qui devait demeurer secret entre un de vos parents et un de vos amis eût été rendu public. Mais comme le dessein de l’un et de l’autre a été de prouver que la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l’homme, tout persuadé qu’il est de son mérite, n’a en soi que des apparences trompeuses de vertu dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s’en mêle point, il me semble, dis-je, que l’on n’a pu trop exagérer les misères et les contrariétés du cœur humain pour humilier l’orgueil ridicule dont il est rempli, et lui faire voir le besoin qu’il a en toutes choses d’être soutenu et redressé par le christianisme. Il me semble que les maximes dont est question tendent assez à cela et qu’elles ne sont pas criminelles, puisque leur but est d’attaquer l’orgueil, qui, à ce que j’ai oui dire, n’est pas nécessaire à salut. Je demeure donc d’accord que c’est un malheur qu’elles aient paru sans être achevées et sans l’ordre qu’elles devaient avoir. Mais on aurait trop d’affaires sur les bras à la fois, de se plaindre de ceux qui ont tort là-dessus. Nous discuterons à la première vue s’il est vrai ou non que les vices entrent souvent dans la composition de quelques vertus, comme les poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la médecine. Quand je dis nous, j’entends parler de l’homme qui croit ne devoir qu’à lui seul ce qu’il a de bon, comme faisaient les grands hommes de l’antiquité, et comme cela je crois qu’il y avait de l’orgueil, de l’injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la libéralité d’Alexandre et de beaucoup d’autres; que dans la vertu de Caton il y avait de la rudesse, et beaucoup d’envie et de haine contre César; que dans la clémence d’Auguste pour Cinna il y eut un désir d’éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l’anatomie de tous les replis du cœur. Je ne prétends pas de vous en dire davantage, ni faire ici un manifeste. Vous en direz ce que vous jugerez à propos à Mme de Liancourt et à Mme du Plessis. Si vous voulez aussi que M Bernard fasse voir ce que je vous mande à M. de la Chapelle, qui demeure chez M. le Premier Président, vous m’épargnerez la peine de le récrire pour lui envoyer. Je vous donne le bonsoir et suis entièrement à vous. Je n’écrirai pas Mme de Liancourt pour ne la tourmenter pas de cette affaire.