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Le désir des honneurs, des biens, et des délices,

Produit seul ses vertus, comme il produit ses vices,

Et l'aveugle intérêt qui règne dans son cœur,

Va d'objet en objet, et d'erreur en erreur;

Le nombre de ses maux s'accroît par leur remède;

Au mal qui se guérit un autre mal succède;

Au gré de ce tyran dont l'empire est caché,

Un péché se détruit par un autre péché.

Montaigne, que j'ai quelque scrupule de vous citer après des Pères de l'Église, dit assez heureusement sur ce même sujet que son âme a deux visages différents, qu'elle a beau se replier sur elle-même, elle n'aperçoit jamais que celui que l'amour-propre a déguisé, pendant que l'autre se découvre par ceux qui n'ont point de part à ce déguisement. Si j'osais enchérir sur une métaphore si hardie, je dirais que l'homme corrompu est fait comme ces médailles qui représentent la figure d'un saint et celle d'un démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n'y a que la diverse situation de ceux qui la regardent qui change l'objet; l'un voit le saint, et l'autre voit le démon. Ces comparaisons nous font assez comprendre que, quand l'amour-propre a séduit le cœur, l'orgueil aveugle tellement la raison, et répand tant d'obscurité dans toutes ses connaissances, qu'elle ne peut juger du moindre de nos mouvements, ni former d'elle-même aucun discours assuré pour notre conduite. Les hommes, dit Horace, sont sur la terre comme une troupe de voyageurs, que la nuit a surpris en passant dans une forêt: ils marchent sur la foi d'un guide qui les égare aussitôt, ou par malice, ou par ignorance, chacun d'eux se met en peine de retrouver le chemin; ils prennent tous diverses routes, et chacun croit suivre la bonne; plus il le croit, et plus il s'en écarte. Mais quoique leurs égarements soient différents, ils n'ont pourtant qu'une même cause: c'est le guide qui les a trompés, et l'obscurité de la nuit qui les empêche de se redresser. Peut-on mieux dépeindre l'aveuglement et les inquiétudes de l'homme abandonné à sa propre conduite, qui n'écoute que les conseils de son orgueil, qui croit aller naturellement droit au bien, et qui s'imagine toujours que le dernier qu'il recherche est le meilleur? N'est-il pas vrai que, dans le temps qu'il se flatte de faire des actions vertueuses, c'est alors que l'égarement de son cœur est plus dangereux? Il y a un si grand nombre de roues qui composent le mouvement de cette horloge, et le principe en est si caché, qu'encore que nous voyions ce que marque la montre, nous ne savons pas quel est le ressort qui conduit l'aiguille sur toutes les heures du cadran.

La troisième difficulté que j'ai à résoudre est que beaucoup de personnes trouvent de l'obscurité dans le sens et dans l'expression de ces réflexions. L'obscurité, comme vous savez, Monsieur, ne vient pas toujours de la faute de celui qui écrit. Les Réflexions, ou si vous voulez les Maximes et les Sentences, comme le monde a nommé celles-ci, doivent être écrites dans un style serré, qui ne permet pas de donner aux choses toute la clarté qui serait à désirer. Ce sont les premiers traits du tableau: les yeux habiles y remarquent bien toute la finesse de l'art et la beauté de la pensée du peintre; mais cette beauté n'est pas faite pour tout le monde, et quoique ces traits ne soient point remplis de couleurs, ils n'en sont pas moins des coups de maître. Il faut donc se donner le loisir de pénétrer le sens et la force des paroles, il faut que l'esprit parcoure toute l'étendue de leur signification avant que de se reposer pour en former le jugement.

La quatrième difficulté est, ce me semble, que les Maximes sont presque partout trop générales. On vous a dit qu'il est injuste d'étendre sur tout le genre humain des défauts qui ne se trouvent qu'en quelques hommes. Je sais, outre ce que vous me mandez des différents sentiments que vous en avez entendus, ce que l'on oppose d'ordinaire à ceux qui découvrent et qui condamnent les vices: on appelle leur censure le portrait du peintre; on dit qu'ils sont comme les malades de la jaunisse, qu'ils voient tout jaune parce qu'ils le sont eux-mêmes. Mais s'il était vrai que, pour censurer la corruption du cœur en général, il fallût la ressentir en particulier plus qu'un autre, il faudrait aussi demeurer d'accord que ces philosophes, dont Diogène de Laërce nous rapporte les sentences, étaient les hommes les plus corrompus de leur siècle, il faudrait faire le procès à la mémoire de Caton, et croire que c'était le plus méchant homme de la république, parce qu'il censurait les vices de Rome. Si cela est, Monsieur, je ne pense pas que l'auteur des Réflexions, quel qu'il puisse être, trouve rien à redire au chagrin de ceux qui le condamneront, quand, à la religion près, on ne le croira pas plus homme de bien, ni plus sage que Caton. Je dirai encore, pour ce qui regarde les termes que l'on trouve trop généraux, qu'il est difficile de les restreindre dans les sentences sans leur ôter tout le sel et toute la force; il me semble, outre cela, que l'usage nous fait voir que sous des expressions générales l'esprit ne laisse pas de sous-entendre de lui-même des restrictions. Par exemple, quand on dit: Tout Paris fut au-devant du Roi, toute la cour est dans la joie, ces façons de parler ne signifient néanmoins que la plus grande partie. Si vous croyez que ces raisons ne suffisent pas pour fermer la bouche aux critiques, ajoutons-y que quand on se scandalise si aisément des termes d'une censure générale, c'est à cause qu'elle nous pique trop vivement dans l'endroit le plus sensible du cœur.

Néanmoins il est certain que nous connaissons, vous et moi, bien des gens qui ne se scandalisent pas de celle des Réflexions, j'entends de ceux qui ont l'hypocrisie en aversion, et qui avouent de bonne foi ce qu'ils sentent en eux-mêmes et ce qu'ils remarquent dans les autres. Mais peu de gens sont capables d'y penser, ou s'en veulent donner la peine, et si par hasard ils y pensent, ce n'est jamais sans se flatter. Souvenez-vous, s'il vous plaît, de la manière dont notre ami Guarini traite ces gens-là:

Huomo sono, e mi preggio d'esser humano:

E teco, che sei huomo.

E ch'altro esser non puoi,

Come huomo parlo di cosa humana.

E se di cotal nome forse ti sdegni,

Guarda, garzon superbo,

Che, nel dishumanarti,

Non divenghi una fiera, anzi ch'un dio.

Voilà, Monsieur, comme il faut parler de l'orgueil de la nature humaine; et au lieu de se fâcher contre le miroir qui nous fait voir nos défauts, au lieu de savoir mauvais gré à ceux qui nous les découvrent, ne vaudrait-il pas mieux nous servir des lumières qu'ils nous donnent pour connaître l'amour-propre et l'orgueil, et pour nous garantir des surprises continuelles qu'ils font à notre raison? Peut-on jamais donner assez d'aversion pour ces deux vices, qui furent les causes funestes de la révolte de notre premier père, ni trop décrier ces sources malheureuses de toutes nos misères?

Que les autres prennent donc comme ils voudront les Réflexions morales. Pour moi je les considère comme peinture ingénieuse de toutes les singeries du faux sage; il me semble que, dans chaque trait, l'amour de la vérité lui ôte le masque, et le montre tel qu'il est. Je les regarde comme des leçons d'un maître qui entend parfaitement l'art de connaître les hommes, qui démêle admirablement bien tous les rôles qu'ils jouent dans le monde, et qui non seulement nous fait prendre garde aux différents caractères des personnages du théâtre, mais encore qui nous fait voir, en levant un coin du rideau, que cet amant et ce roi de la comédie sont les mêmes acteurs qui font le docteur et le bouffon dans la farce. Je vous avoue que je n'ai rien lu de notre temps qui m'ait donné plus de mépris pour l'homme, et plus de honte à ma propre vanité. Je pense toujours trouver à l'ouverture du livre quelque ressemblance aux mouvements secrets de mon cœur; je me tâte moi-même pour examiner s'il dit vrai, et je trouve qu'il le dit presque toujours, et de moi et des autres, plus qu'on ne voudrait. D'abord j'en ai quelque dépit, je rougis quelquefois de voir qu'il ait deviné, mais je sens bien, à force de le lire, que si je n'apprends à devenir plus sage, j'apprends au moins à connaître que je ne le suis pas; j'apprends enfin, par l'opinion qu'il me donne de moi-même, à ne me répandre pas sottement dans l'admiration de toutes ces vertus dont l'éclat nous saute aux yeux. Les hypocrites passent mal leur temps à la lecture d'un livre comme celui-là. Défiez-vous donc, Monsieur, de ceux qui vous en diront du mal, et soyez assuré qu'ils n'en disent que parce qu'ils sont au désespoir de voir révéler des mystères qu'ils voudraient pouvoir cacher toute leur vie aux autres et à eux-mêmes.

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