Dans l’assoupissement, et l’autre dans l’orgie.
Cet autre va criant:
– À bas vertu, devoir et foi! l’homme est un ventre! -
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,
Habite le néant.
Écoutez: – Jouir est tout. L’heure est rapide.
Le sacrifice est fou, le martyre est stupide;
Vivre est l’essentiel.
L’immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel. -
Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l’ange.
Il est content, il est hideux; il boit, il mange;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer la démence;
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense
Le ver de terre à Dieu.
Il dit: Non! à celui sous qui tremble le pôle.
Soudain l’ange muet met la main sur l’épaule
Du railleur effronté;
La mort derrière lui surgit pendant qu’il chante;
Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante
Avec l’éternité.
XV
Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbes fauchées,
Ô vent? que feras-tu des pailles desséchées
Et de l’arbre abattu?
Que feras-tu de ceux qui s’en vont avant l’heure,
Et de celui qui rit et de celui qui pleure,
Ô vent, qu’en feras-tu?
Que feras-tu des cœurs! que feras-tu des âmes?
Nous aimâmes, hélas! nous crûmes, nous pensâmes:
Un moment nous brillons;
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,
Tous, lambeaux et haillons!
Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge!
Et nous étions la vie, et nous sommes le songe!
Et voilà que tout fuit!
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,
Et nous questionnons en vain notre âme pleine
De tonnerre et de nuit!
Ô vent, que feras-tu de ces tourbillons d’êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence,
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l’immense
Évanouissement!
XVI
L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré;
L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l’homme effaré.
Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes,
Tordre ses mille nœuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.
Et nous apercevons, dans le plus noir de l’arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.
Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche.
L’un voulut, l’autre osa,
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.
Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes,
Sur ces rameaux noueux?
Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux?
De quelqu’un qui se tait nous sommes les ministres;
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres;
Le vent nous courbe tous;
L’ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.
Qui donc sait le secret? le savez-vous, tempêtes?
Gouffres, en parlez-vous?
Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l’aurore
Et de la taupe au lynx;
L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée;
Dans l’ombre nous voyons sur notre destinée
Les deux griffes du sphinx.
Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves;
Il tremble dans la flamme; onde, il coule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang;
Les constellations le disent au silence;
Et le volcan, mortier de l’infini, le lance
Aux astres en passant.
Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l’étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue.
Soyons l’immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle;
À la création donnons ce grand spectacle
D’un aveugle ébloui.
Car, je vous le redis, votre oreille étant dure,
Non est un précipice. Ô vivants! rien ne dure;
La chair est aux corbeaux;
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître;
Et l’herbe est formidable, et l’on y voit moins croître
De fleurs que de tombeaux.
Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche
Et l’ombre dans les yeux,
Rire avec l’infini, pauvre âme aventurière,
L’homme frissonnant voit les arbres en prière
Et les monts sérieux;
Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple
Pleurant un déshonneur;
L’araignée, immobile au centre de ses toiles,
Médite; et le lion, songeant sous les étoiles,
Rugit: Pardon, Seigneur!
Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.
VII .
Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
Qui rêvait à Patmos,
Et lisait, frémissant, sur le mur de l’abîme
De si lugubres mots,
Dit à son aigle: «Ô monstre! il faut que tu m’emportes.
Je veux voir Jéhovah.»
L’aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes;
Enfin, Jean arriva;
Il vit l’endroit sans nom dont nul archange n’ose
Traverser le milieu,
Et ce lieu redoutable était plein d’ombre, à cause
De la grandeur de Dieu.
Jersey, septembre 1855.
VIII. Claire
Quoi donc! la vôtre aussi! la vôtre suit la mienne!
Ô mère au cœur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau!
La mienne disparut dans les flots qui se mêlent;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,
Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas?
Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d’abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,
Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise!
Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été!
L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
Ô vierge, par l’azur, cette virginité!
Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix!
Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir!
Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux!
En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,