IX. À la fenêtre pendant la nuit
I
Les étoiles, points d’or, percent les branches noires;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l’océan blêmi;
Les nuages ont l’air d’oiseaux prenant la fuite;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.
Tout s’en va. La nature est l’urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n’est hors du moment,
L’homme n’a rien qu’il prenne, et qu’il tienne, et qu’il garde.
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.
L’astre est-il le point fixe en ce mouvant problème?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même?
Le sera-t-il toujours?
L’homme a-t-il sur son front des clartés éternelles?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours?
II
Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes?
Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtes
Toujours les mêmes cieux?
Dis, larve Aldebaran, réponds, spectre Saturne,
Ne verrons-nous jamais sur le masque nocturne
S’ouvrir de nouveaux yeux?
Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres?
Et des cintres nouveaux, et de nouveaux pilastres
Luire à notre œil mortel,
Dans cette cathédrale aux formidables porches
Dont le septentrion éclaire avec sept torches,
L’effrayant maître-autel?
A-t-il cessé, le vent qui fit naître ces roses,
Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes
Notre œil dans le péril?
Ne verrons-nous jamais sous ces grandes haleines
D’autres fleurs de lumière éclore dans les plaines
De l’éternel avril?
Savons-nous où le monde en est de son mystère?
Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers de terre
Dont la bave reluit,
À nous qui n’avons pas nous-mêmes notre preuve,
Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve
Sur le front de la nuit?
III
Dieu n’a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes?
N’en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes?
Parlez, Nord et Midi!
N’emplit-il plus de lui sa création sainte?
Et ne souffle-t-il plus que d’une bouche éteinte
Sur l’être refroidi?
Quand les comètes vont et viennent, formidables,
Apportant la lueur des gouffres insondables
À nos fronts soucieux,
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes
Qui courent dans nos cieux?
Qui donc a vu la source et connaît l’origine?
Qui donc, ayant sondé l’abîme, s’imagine
En être mage et roi?
Ah! fantômes humains, courbés sous les désastres!
Qui donc a dit: – C’est bien, Éternel. Assez d’astres.
N’en fais plus. Calme-toi! -
L’effet séditieux limiterait la cause?
Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose:
Tu n’iras pas plus loin?
Sous l’élargissement sans fin, la borne plie;
La création vit, croît et se multiplie;
L’homme n’est qu’un témoin.
L’homme n’est qu’un témoin frémissant d’épouvante.
Les firmaments sont pleins de la sève vivante
Comme les animaux.
L’arbre prodigieux croise, agrandit, transforme,
Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme,
Ses ténébreux rameaux.
Car la création est devant, Dieu derrière.
L’homme, du côté noir de l’obscure barrière,
Vit, rôdeur curieux;
Il suffit que son front se lève pour qu’il voie
À travers la sinistre et morne claire-voie
Cet œil mystérieux.
IV
Donc ne nous disons pas: – Nous avons nos étoiles -
Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles
Viennent en ce moment;
Peut-être que demain le Créateur terrible,
Refaisant notre nuit, va contre un autre crible
Changer le firmament.
Qui sait? que savons-nous? sur notre horizon sombre,
Que la création impénétrable encombre
Des ses taillis sacrés,
Muraille obscure où vient battre le flot de l’être,
Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître
Des astres effarés;
Des astres éperdus arrivant des abîmes,
Venant des profondeurs ou descendant des cimes,
Et, sous nos noirs arceaux,
Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,
Comme dans un grand vent s’abat sur une grève
Une troupe d’oiseaux;
Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,
Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,
Sur nos bords, sur nos monts,
Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges;
Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges
Et des soleils démons!
Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,
Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres
Et ses flots de rayons,
Le muet Infini, sombre mer ignorée,
Roule vers notre ciel une grande marée
De constellations!
Marine-Terrace, avril 1854.
X. Éclaircie
L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L’onde, de son combat sans fin exténuée,
S’assoupit, et, laissant l’écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu’en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit, l’envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout:
Aime! et qu’une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses cœurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d’en haut vient comme une marée.
Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé;
Et l’âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L’infini semble plein d’un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l’ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l’amour,
De l’homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit;
L’air joue avec la mouche et l’écume avec l’aigle;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s’écrira le poëme des blés;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés;
L’horizon semble un rêve éblouissant où nage
L’écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu’une femme balance au seuil d’une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l’onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé; Dieu regarde.
Marine-Terrace, juillet 1855.