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A
A

Quand on voile Lazare, on efface Jésus.

Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.

Ils n’admettent que l’air tout parfumé de roses,

La volupté, l’orgueil, l’ivresse, et le laquais,

Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.

Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.

Le bal, tout frissonnant de souffles et d’extases,

Rayonne, étourdissant ce qui s’évanouit;

Eden étrange fait de lumière et de nuit.

Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,

Et semblent la racine ardente et pleine d’âmes

De quelque arbre céleste épanoui plus haut.

Noir paradis dansant sur l’immense cachot!

Ils savourent, ravis, l’éblouissement sombre

Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,

Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.

Les valses, visions, passent dans les miroirs.

Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,

Les galops effrénés courent; par intervalles,

Le bal reprend haleine; on s’interrompt, on fuit,

On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit;

Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,

La musique, jetant les notes à poignées,

Revient, et les regards s’allument, et l’archet,

Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.

Ô délire! et, d’encens et de bruit enivrées,

L’heure emporte en riant les rapides soirées.

Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.

D’autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,

Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu’ils caressent,

Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,

Leur soif de l’or, penchée autour d’un tapis vert,

Jusqu’à ce qu’au volet le jour bâille entr’ouvert,

Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l’hombre;

Et, pendant qu’on gémit et qu’on frémit dans l’ombre,

Pendant que les greniers grelottent sous les toits,

Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,

Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu’ils charrient,

Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,

Chantent; et, par moments, on voit, au-dessus d’eux,

Deux poteaux soutenant un triangle hideux,

Qui sortent lentement du noir pavé des villes… -

Ô forêts! bois profonds! solitudes! asiles!

Paris, juillet 1838.

III. Saturne

I

Il est des jours de brume et de lumière vague,

Où l’homme, que la vie à chaque instant confond,

Étudiant la plante, ou l’étoile, ou la vague,

S’accoude au bord croulant du problème sans fond;

Où le songeur, pareil aux antiques augures,

Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyant surprit,

Médite en regardant fixement les figures

Qu’on a dans l’ombre de l’esprit;

Où, comme en s’éveillant on voit, en reflets sombres,

Des spectres du dehors errer sur le plafond,

Il sonde le destin, et contemple les ombres

Que nos rêves jetés parmi les choses font!

Des heures où, pourvu qu’on ait à sa fenêtre

Une montagne, un bois, l’océan qui dit tout,

Le jour prêt à mourir ou l’aube prête à naître,

En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,

Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,

Éclore des clartés effrayantes qui donnent

Des éblouissements à l’œil intérieur;

De sorte qu’une fois que ces visions glissent

Devant notre paupière en ce vallon d’exil,

Elles n’en sortent plus et pour jamais emplissent

L’arcade sombre du sourcil!

II

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures de doute

Où l’un trouve le calme et l’autre le remords.

Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute

Que je songe souvent à ce que font les morts;

Et que j’en suis venu – tant la nuit étoilée

A fatigué de fois mes regards et mes vœux,

Et tant une pensée inquiète est mêlée

Aux racines de mes cheveux! -

À croire qu’à la mort, continuant sa route,

L’âme, se souvenant de son humanité,

Envolée à jamais sous la céleste voûte,

À franchir l’infini passait l’éternité!

Et que les morts voyaient l’extase et la prière,

Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encor,

Et qu’ils étaient pareils à la mouche ouvrière,

Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,

Semble une âme visible en ce monde réel,

Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,

Leur laisse le parfum en leur prenant le miel!

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcre même,

Nous irons tous un jour, dans l’espace vermeil,

Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,

Vers à vers, soleil à soleil!

Admirer tout système en ses formes fécondes,

Toute création dans sa variété,

Et comparant à Dieu chaque face des mondes,

Avec l’âme de tout confronter leur beauté!

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,

Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il ait pleuré.

Tous! hormis les méchants, dont les esprits infâmes

Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,

Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,

Châtiés à la fois par le ciel et la terre,

Par l’aspiration et par le souvenir!

III

Saturne! sphère énorme! astre aux aspects funèbres!

Bagne du ciel! prison dont le soupirail luit!

Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres!

Enfer fait d’hiver et de nuit!

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.

Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,

Font, dans son ciel d’airain, deux arches monstrueuses

D’où tombe une éternelle et profonde terreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de sa toile,

Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux;

Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’une étoile,

Se perd, sinistre, au fond des cieux!

Les autres univers, l’entrevoyant dans l’ombre,

Se sont épouvantés de ce globe hideux.

Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sans nombre,

En le voyant errer formidable autour d’eux!

IV

Oh! ce serait vraiment un mystère sublime

Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,

Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,

Fût l’intérieur du tombeau!

Que tout se révélât à nos paupières closes!

Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés!…

Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses?

Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,

Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,

Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère

Ont fait des songes comme moi;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète

Voyait, pour son regard plein d’étranges rayons,

Par la même fêlure aux réalités faite,

S’ouvrir le monde obscur des pâles visions;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuit recule,

Ces sages que jamais l’homme, hélas! ne comprit,

Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule

Le trouble de leur sombre esprit;

Tandis que l’eau sortait des sources cristallines,

Et que les grands lions, de moments en moments,

Vaguement apparus au sommet des collines,

Poussaient dans le désert de longs rugissements!

Avril 1839.

20
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