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Parmi les chocs, les bruits, les naufrages profonds,

Morne histoire d’écueils, de gouffres, de typhons,

Dont le vent est la plume et la nuit le registre,

J’erre, et de l’horizon je suis la voix sinistre.

Et voilà qu’à travers ces brumes et ces eaux,

Tes volumes exquis m’arrivent, blancs oiseaux,

M’apportant le rameau qu’apportent les colombes

Aux arches, et le chant que le cygne offre aux tombes,

Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement

De Paris glorieux et de Paris charmant!

Et je lis, et mon front s’éclaire, et je savoure

Ton style, ta gaîté, ta douleur, ta bravoure.

Merci, toi dont le cœur aima, sentit, comprit!

Merci, devin! merci, frère, poëte, esprit,

Qui viens chanter cet hymne à côté de ma vie!

Qui vois mon destin sombre et qui n’as pas d’envie!

Et qui dans cette épreuve où je marche, portant

L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaque instant,

M’as vu boire le fiel sans y mêler la haine!

Tu changes en blancheur la nuit de ma géhenne,

Et tu fais un autel de lumière inondé

Du tas de pierres noir dont on m’a lapidé.

Je ne suis rien; je viens et je m’en vais; mais gloire

À ceux qui n’ont pas peur des vaincus de l’histoire

Et des contagions du malheur toujours fui!

Gloire aux fermes penseurs inclinés sur celui

Que le sort, geôlier triste, au fond de l’exil pousse!

Ils ressemblent à l’aube, ils ont la force douce,

Ils sont grands; leur esprit parfois, avec un mot,

Dore en arc triomphal la voûte du cachot!

Le ciel s’est éclairci sur mon île sonore,

Et ton livre en venant a fait venir l’aurore;

Seul aux bois avec toi, je lis, et me souviens,

Et je songe, oubliant les monts diluviens,

L’onde, et l’aigle de mer qui plane sur mon aire;

Et, pendant que je lis, mon œil visionnaire,

À qui tout apparaît comme dans un réveil,

Dans les ombres que font les feuilles au soleil,

Sur tes pages où rit l’idée, où vit la grâce,

Croit voir se dessiner le pur profil d’Horace,

Comme si, se mirant au livre où je te voi,

Ce doux songeur ravi lisait derrière moi!

Marine-Terrace, décembre 1854.

IX. Le mendiant

Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.

Je cognai sur ma vitre; il s’arrêta devant

Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.

Les ânes revenaient du marché de la ville,

Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.

C’était le vieux qui vit dans une niche au bas

De la montée, et rêve, attendant, solitaire,

Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,

Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.

Je lui criai: «Venez vous réchauffer un peu.

Comment vous nommez-vous?» Il me dit: «Je me nomme

Le pauvre. – Je lui pris la main: «Entrez, brave homme.»

Et je lui fis donner une jatte de lait.

Le vieillard grelottait de froid; il me parlait,

Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.

«Vos habits sont mouillés», dis-je, «il faut les étendre

Devant la cheminée.» Il s’approcha du feu.

Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,

Étalé largement sur la chaude fournaise,

Piqué de mille trous par la lueur de braise,

Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.

Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé

D’où ruisselaient la pluie et l’eau des fondrières,

Je songeais que cet homme était plein de prières,

Et je regardais, sourd à ce que nous disions,

Sa bure où je voyais des constellations.

Décembre 1834.

X. Aux feuillantines

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.

Notre mère disait: «Jouez, mais je défends

Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.»

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.

Nous mangions notre pain de si bon appétit,

Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.

Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent,

Sur le haut d’une armoire, un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir;

Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,

Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.

Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir;

Des estampes partout! quel bonheur! quel délire!

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,

Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,

Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi tout le matin,

Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,

Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,

S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,

De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

Marine-Terrace, août 1855.

XI. Ponto

Je dis à mon chien noir: «Viens, Ponto, viens-nous-en!»

Et je vais dans les bois, mis comme un paysan;

Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.

L’hiver, quand la ramée est un écrin de givres,

Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore en pleurs,

Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe de fleurs,

Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,

Et je marche, effaré des crimes de la gloire.

Hélas! l’horreur partout, même chez les meilleurs!

Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs!

Toutes les grandes mains, hélas! de sang rougies!

Alexandre ivre et fou, César perdu d’orgies,

Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,

Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint;

Caton de chair humaine engraissant la murène;

Titus crucifiant Jérusalem; Turenne,

Héros, comme Bayard et comme Catinat,

À Nordlingue, bandit dans le Palatinat;

Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge;

Louis Neuf tenaillant les langues d’un fer rouge;

Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.

Que de spectres, ô gloire! autour de ton chevet!

Ô triste humanité, je fuis dans la nature!

Et, pendant que je dis: «Tout est leurre, imposture,

Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu!»

Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est la vertu

Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faite bête.

Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

Marine-Terrace, mars 1855.

XII. Dolorosæ

Mère, voilà douze ans que notre fille est morte;

Et depuis, moi le père et vous la femme forte,

Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour

Sans parfumer son nom de prière et d’amour.

Nous avons pris la sombre et charmante habitude

De voir son ombre vivre en notre solitude,

De la sentir passer et de l’entendre errer,

Et nous sommes restés à genoux à pleurer.

Nous avons persisté dans cette douleur douce,

Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse

Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.

Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux,

Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,

Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre

À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.

Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli

Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,

Et toutes les splendeurs de la sombre nature,

Avec les trois enfants qui nous restent, trésor

De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,

Nous avons essuyé des fortunes diverses,

Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,

Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,

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