IV .
Écoutez Je suis Jean. J’ai vu des choses sombres.
J’ai vu l’ombre infinie où se perdent les nombres,
J’ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l’abîme sans fond;
J’ai vu le ciel, l’éther, le chaos et l’espace.
Vivants! puisque j’en viens, je sais ce qui s’y passe;
Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,
J’affirme même à ceux qui vivent dans les bois,
Que le Seigneur, le Dieu des esprits des prophètes,
Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.
C’est bien. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux!
Que l’avare soit tout à l’or, que l’envieux
Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore,
Que celui qui faisait le mal, le fasse encore,
Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours!
Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours,
J’ai dit à Dieu: «Seigneur, jugez où nous en sommes.
Considérez la terre et regardez les hommes.
Ils brisent tous les nœuds qui devaient les unir.»
Et Dieu m’a répondu: «Certes, je vais venir!»
Serk, juillet 1853.
V. Croire, mais pas en nous
Parce qu’on a porté du pain, du linge blanc,
À quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes;
Parce qu’on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l’éternel tout-puissant;
Parce qu’on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable!
On dit: «Je suis parfait! louez-moi; me voilà!»
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d’or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S’admire et ferme l’œil sur sa propre misère,
S’il a le superflu, n’a pas le nécessaire:
La justice; et le loup rit dans l’ombre en marchant
De voir qu’il se croit bon pour n’être pas méchant.
Nous bons! nous fraternels! ô fange et pourriture!
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature!
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas! vains souffles qui fuyons!
Dieu donne l’aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes;
Nous sommes le néant; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l’oiseau.
L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n’est pas bon, vraiment, tant l’homme est frêle;
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle!
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S’évapore aussitôt dans notre vanité;
Même en le prodiguant aux pauvres d’un air tendre,
Nous avons tant d’orgueil que notre or devient cendre;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L’Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah! rapides passants! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux;
Tâchons d’être sagesse, humilité, lumière;
Ne faisons point un pas qui n’aille à la prière;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l’étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C’est un rêve de croire
Que nos lueurs d’en bas sont là-haut de la gloire;
Si lumineux qu’il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu’il ait été pour nos cœurs pleins d’erreur,
Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l’homme,
C’est-à-dire la nuit en présence du jour;
Son amour semble haine auprès du grand amour;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu: Nous sommes les ténèbres!
Dieu, c’est le seul azur dont le monde ait besoin.
L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin.
Dieu seul est grand! c’est là le psaume du brin d’herbe;
Dieu seul est vrai! c’est là l’hymne du flot superbe;
Dieu seul est bon! c’est là le murmure des vents;
Ah! ne vous faites pas d’illusions, vivants!
Et d’où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l’heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil!
Marine-Terrace, décembre 1854.
VI. Pleurs dans la nuit
I
Je suis l’être incliné qui jette ce qu’il pense;
Qui demande à la nuit le secret du silence;
Dont la brume emplit l’œil;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
Le son creux du cercueil.
Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux.
Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,
Crie: – À quoi bon? – devant l’éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S’offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,
Nous dit: – Es-tu las? Viens! – et l’homme dort à l’ombre
De ce mancenillier.
L’effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
L’homme à l’homme est obscur.
Où donc commence l’âme? où donc finit la vie?
Nous voudrions, c’est là notre incurable envie,
Voir par-dessus le mur.
Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l’être;
Libres et prisonniers, l’immuable pénètre
Toutes nos volontés;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nos misères
Dans les immensités.
II
Nous sommes au cachot; la porte est inflexible;
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,
Qui passe par moment,
À travers l’ombre, espoir des âmes sérieuses,
On entend le trousseau des clefs mystérieuses
Sonner confusément.
La vision de l’être emplit les yeux de l’homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l’ombre avec le jour;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne?
Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine
Et des clartés d’amour.
La création n’a qu’une prunelle trouble.
L’être éternellement montre sa face double,
Mal et bien, glace et feu;
L’homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,
La morsure du ver de terre au fond de l’ombre
Et le baiser de Dieu.
Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve.
Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l’aube épand ses lumières sacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées
Avec les enfants blonds.
Qu’importe la lumière, et l’aurore, et les astres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nous charme,