Ô Dieu! la sève abonde, et, dans ses flancs troublés,
La terre est pleine d’herbe et de fruits et de blés,
Dès que l’arbre a fini, le sillon recommence;
Et, pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,
Que la mouche connaît la feuille du sureau,
Pendant que l’étang donne à boire au passereau,
Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l’once et le basilic,
L’homme expire! – Oh! la faim, c’est le crime public;
C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres.
Dieu! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres,
Dit-il: «J’ai faim!» L’enfant, n’est-ce pas un oiseau?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau?
Avril 1840.
XVIII. Intérieur
La querelle irritée, amère, à l’œil ardent,
Vipère dont la haine empoisonne la dent,
Siffle et trouble le toit d’une pauvre demeure.
Les mots heurtent les mots. L’enfant s’effraie et pleure.
La femme et le mari laissent l’enfant crier.
– D’où viens-tu? – Qu’as-tu fait? – Oh! mauvais ouvrier!
Il vit dans la débauche et mourra sur la paille.
– Femme vaine et sans cœur qui jamais ne travaille!
– Tu sors du cabaret? – Quelque amant est venu?
– L’enfant pleure, l’enfant a faim, l’enfant est nu.
Pas de pain. – Elle a peur de salir ses mains blanches!
– Où cours-tu tous les jours? – Et toi, tous les dimanches?
– Va boire! – Va danser! – Il n’a ni feu ni lieu!
– Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu!
– Et ta mère, bandit, c’est toi qui l’as tuée!
– Paix! – Silence, assassin! – Tais-toi, prostituée!
Un beau soleil couchant, empourprant le taudis,
Embrasait la fenêtre et le plafond, tandis
Que ce couple hideux, que rend deux fois infâme
La misère du cœur et la laideur de l’âme,
Étalait son ulcère et ses difformités
Sans honte, et sans pudeur montrait ses nudités.
Et leur vitre, où pendait un vieux haillon de toile,
Était, grâce au soleil, une éclatante étoile
Qui, dans ce même instant, vive et pure lueur,
Éblouissait au loin quelque passant rêveur!
Septembre 1841.
XIX. Baraques de la foire
Lion! j’étais pensif, ô bête prisonnière,
Devant la majesté de ta grave crinière;
Du plafond de ta cage elle faisait un dais.
Nous songions tous les deux, et tu me regardais.
Ton regard était beau, lion. Nous autres hommes,
Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes,
Emplit notre pensée, et dans nos regards vains
Brillent nos plans chétifs que nous croyons divins,
Nos vœux, nos passions que notre orgueil encense,
Et notre petitesse, ivre de sa puissance;
Et, bouffis d’ignorance ou gonflés de venin,
Notre prunelle éclate et dit: Je suis ce nain!
Nous avons dans nos yeux notre moi misérable.
Mais la bête qui vit sous le chêne et l’érable,
Qui paît le thym, ou fuit dans les halliers profonds,
Qui dans les champs, où nous, hommes, nous étouffons,
Respire, solitaire, avec l’astre et la rose,
L’être sauvage, obscur et tranquille qui cause
Avec la roche énorme et les petites fleurs,
Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,
Plonge son mufle roux aux herbes non foulées,
La brute qui rugit sous les nuits constellées,
Qui rêve et dont les pas fauves et familiers
De l’antre formidable ébranlent les piliers,
Et qui se sent à peine en ces profondeurs sombres,
A sous son fier sourcil les monts, les vastes ombres,
Les étoiles, les prés, le lac serein, les cieux,
Et le mystère obscur des bois silencieux,
Et porte en son œil calme, où l’infini commence,
Le regard éternel de la nature immense.
Juin 1842.
XX. Insomnie
Quand une lueur pâle à l’orient se lève,
Quand la porte du jour, vague et pareille au rêve,
Commence à s’entr’ouvrir et blanchit l’horizon,
Comme l’espoir blanchit le seuil d’une prison,
Se réveiller, c’est bien, et travailler, c’est juste.
Quand le matin à Dieu chante son hymne auguste,
Le travail, saint tribut dû par l’homme mortel,
Est la strophe sacrée au pied du sombre autel;
Le soc murmure un psaume; et c’est un chant sublime
Qui, dès l’aurore, au fond des forêts, sur l’abîme,
Au bruit de la cognée, au choc des avirons,
Sort des durs matelots et des noirs bûcherons.
Mais, au milieu des nuits, s’éveiller! quel mystère!
Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre!
Quand pas un œil vivant ne veille, pas un feu;
Quand les sept chevaux d’or du grand chariot bleu
Rentrent à l’écurie et descendent au pôle,
Se sentir dans son lit soudain toucher l’épaule
Par quelqu’un d’inconnu qui dit: Allons! c’est moi!
Travaillons! – La chair gronde et demande pourquoi.
– Je dors. Je suis très las de la course dernière;
Ma paupière est encor du somme prisonnière;
Maître mystérieux, grâce! que me veux-tu?
Certe, il faut que tu sois un démon bien têtu
De venir m’éveiller toujours quand tout repose!
Aie un peu de raison. Il est encor nuit close;
Regarde, j’ouvre l’œil puisque cela te plaît;
Pas la moindre lueur aux fentes du volet;
Va-t’en! je dors, j’ai chaud, je rêve à ma maîtresse.
Elle faisait flotter sur moi sa longue tresse,
D’où pleuvaient sur mon front des astres et des fleurs.
Va-t’en, tu reviendras demain, au jour, ailleurs.
Je te tourne le dos, je ne veux pas! décampe!
Ne pose pas ton doigt de braise sur ma tempe.
La biche illusion me mangeait dans le creux
De la main; tu l’as fait enfuir. J’étais heureux,
Je ronflais comme un bœuf; laisse-moi. C’est stupide.
Ciel! déjà ma pensée, inquiète et rapide,
Fil sans bout, se dévide et tourne à ton fuseau.
Tu m’apportes un vers, étrange et fauve oiseau
Que tu viens de saisir dans les pâles nuées.
Je n’en veux pas. Le vent, de ses tristes huées,
Emplit l’antre des cieux; les souffles, noirs dragons,
Passent en secouant ma porte sur ses gonds.
– Paix-là! va-t’en, bourreau! quant au vers, je le lâche. -
Je veux toute la nuit dormir comme un vieux lâche;
Voyons, ménage un peu ton pauvre compagnon.
Je suis las, je suis mort, laisse-moi dormir!
– Non!
Est-ce que je dors, moi? dit l’idée implacable.
Penseur, subis ta loi; forçat, tire ton câble.
Quoi! cette bête a goût au vil foin du sommeil!
L’orient est pour moi toujours clair et vermeil.
Que m’importe le corps! qu’il marche, souffre et meure!
Horrible esclave, allons, travaille! c’est mon heure.
Et l’ange étreint Jacob, et l’âme tient le corps;
Nul moyen de lutter; et tout revient alors,
Le drame commencé dont l’ébauche frissonne,
Ruy Blas, Marion, Job, Sylva, son cor qui sonne,
Ou le roman pleurant avec des yeux humains,
Ou l’ode qui s’enfonce en deux profonds chemins,
Dans l’azur près d’Horace et dans l’ombre avec Dante;
Il faut dans ces labeurs rentrer la tête ardente;
Dans ces grands horizons subitement rouverts,
Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers,
S’en aller devant soi, pensif, ivre de l’ombre;
Il faut, rêveur nocturne en proie à l’esprit sombre,
Gravir le dur sentier de l’inspiration;
Poursuivre la lointaine et blanche vision,
Traverser, effaré, les clairières désertes,
Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes,
Et franchir la forêt, le torrent, le hallier,
Noir cheval galopant sous le noir cavalier.
1843, nuit.