L’autre dit: – Aux beaux jours,
La table où rit l’ivresse et que le vin encombre,
C’était moi. – L’autre dit: – J’étais le chevet sombre
Du lit de tes amours.
Allez, vivants! riez, chantez; le jour flamboie.
Laissez derrière vous, derrière votre joie
Sans nuage et sans pli,
Derrière la fanfare et le bal qui s’élance,
Tous ces morts qu’enfouit dans la fosse silence
Le fossoyeur oubli!
XII
Tous y viendront.
XIII
Assez! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la route redoutable;
Chacun sort en tremblant;
Chantez, riez; soyez heureux, soyez célèbres;
Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres
Le spectre au regard blanc.
La foule vous admire et l’azur vous éclaire;
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,
Puissant, fier, encensé;
Vos licteurs, devant vous, graves, portent la hache;
Et vous vous en irez sans que personne sache
Où vous avez passé.
Jeunes filles, hélas! qui donc croit à l’aurore?
Votre lèvre pâlit pendant qu’on danse encore
Dans le bal enchanté;
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge;
La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge
Qu’on nomme éternité.
Le conquérant, debout dans une aube enflammée,
Penche, et voit s’en aller son épée en fumée;
L’amante avec l’amant
Passe; le berceau prend une voix sépulcrale;
L’enfant rose devient larve horrible, et le râle
Sort du vagissement.
Ce qu’ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes?
Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes!
Ô néant inouï!
Rien ne reste; ils ont tout oublié dans la fuite
Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite
Que l’homme est ébloui!
Ô promesses! espoirs! cherchez-les dans l’espace.
La bouche qui promet est un oiseau qui passe.
Fou qui s’y confierait!
Les promesses s’en vont où va le vent des plaines,
Où vont les flots, où vont les obscures haleines
Du soir dans la forêt!
Songe à la profondeur du néant où nous sommes.
Quand tu seras couché sous la terre où les hommes
S’enfoncent pas à pas,
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte,
Seront dans la lumière ou seront dans la honte;
Tu ne le sauras pas!
Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites.
Voyez ces grands palais; voyez ces chars de fêtes
Aux tournoyants essieux;
Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage;
Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage
Qui vole sous les cieux,
Tout cela passera comme une voix chantante.
Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente,
Sous l’éclatant zénith;
Tu l’entends frissonner au vent comme une voile,
Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile,
Fière d’être en granit;
Et toi, tente, tu dis: Gloire à la pyramide!
Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide,
L’ouragan libyen
Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles,
Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles
En s’écriant: Eh bien!
Tu périras, malgré ton enceinte murée,
Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée,
Qu’un triste amas fumant,
Et ceux qui t’ont servie et ceux qui t’ont aimée
Frapperont leur poitrine en voyant la fumée
De ton embrasement.
Ils diront: – Ô douleur! ô deuil! guerre civile!
Quelle ville a jamais égalé cette ville?
Ses tours montaient dans l’air;
Elle riait aux chants de ses prostituées;
Elle faisait courir ainsi que des nuées
Ses vaisseaux sur la mer.
Ville! où sont tes docteurs qui t’enseignaient à lire?
Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,
Tes lutteurs jamais las?
Ville! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’a dérobée?
Où donc est Babylone? Hélas! elle est tombée!
Elle est tombée, hélas!
On n’entend plus chez toi le bruit que fait la meule.
Pas un marteau n’y frappe un clou. Te voilà seule.
Ville, où sont tes bouffons?
Nul passant désormais ne montera tes rampes;
Et l’on ne verra plus la lumière des lampes
Luire sous tes plafonds.
Brillez pour disparaître et montez pour descendre.
Le grain de sable dit dans l’ombre au grain de cendre:
Il faut tout engloutir.
Où donc est Thèbes? dit Babylone pensive.
Thèbes demande: Où donc est Ninive? et Ninive
S’écrie: Où donc est Tyr?
En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,
L’homme s’agite et va, suivi par un œil fixe;
Dieu n’ignore aucun toit;
Tous les jours d’ici-bas ont des aubes funèbres;
Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres
En disant: Qui nous voit?
Tous tombent; l’un au bout d’une course insensée,
L’autre à son premier pas; l’homme sur sa pensée,
La mère sur son nid;
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte
S’en vont; et rien ne dure; et le père qui lutte
Suit l’aïeul qui bénit.
Les races vont au but qu’ici-bas tout révèle.
Quand l’ancienne commence à pâlir, la nouvelle
A déjà le même air;
Dans l’éternité, gouffre où se vide la tombe,
L’homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe
Dans une sombre mer.
Tout escalier, que l’ombre ou la splendeur le couvre,
Descend au tombeau calme, et toute porte s’ouvre
Sur le dernier moment;
Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes;
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes,
Est fait d’écroulement.
Veillez, veillez! Songez à ceux que vous perdîtes;
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites,
Contemplez à genoux;
L’aigle trépas du bout de l’aile nous effleure;
Et toute notre vie, en fuite heure par heure,
S’en va derrière nous.
Ô coups soudains! départs vertigineux! mystère!
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,
Front haut, cœur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitement s’écroule,
Au milieu d’une phrase adressée à la foule,
Sont entrés dans la mort,
Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œil sublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme
D’astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l’inconnu se nomme,
Que le mot qu’ils avaient commencé devant l’homme
S’achevait devant Dieu!
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.
Ils vont, l’antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rien luire.
Où donc sont-ils allés? On n’a rien à vous dire.
Ceux qui s’en vont, s’en vont.
Sur quoi donc marchent-ils? sur l’énigme, sur l’ombre,
Sur l’être. Ils font un pas: comme la nef qui sombre,
Leur blancheur disparaît;
Et l’on n’entend plus rien dans l’ombre inaccessible,
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible
L’invisible forêt.
L’infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit, multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s’efface… – et l’horreur effare nos pupilles
Quand nous entrevoyons les arches et les piles
De ce pont monstrueux.
Ô sort! obscurité! nuée! on rêve, on souffre.
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,
Ne savent ce qu’ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,
Tombent du noir plafond.
XIV
On brave l’immuable; et l’un se réfugie