J’étais, je suis, et je dois être.
L’ombre est une échelle. Montons. -
Il se dit: – Le vrai, c’est le centre.
Le reste est apparence ou bruit.
Cherchons le lion, et non l’antre;
Allons où l’œil fixe reluit. -
Il sent plus que l’homme en lui naître;
Il sent, jusque dans ses sommeils,
Lueur à lueur, dans son être,
L’infiltration des soleils.
Ils cessent d’être son problème;
Un astre est un voile. Il veut mieux;
Il reçoit de leur rayon même
Le regard qui va plus loin qu’eux.
*
Pendant que, nous, hommes des villes,
Nous croyons prendre un vaste essor
Lorsqu’entre en nos prunelles viles
Le spectre d’une étoile d’or;
Que, savants dont la vue est basse,
Nous nous ruons et nous brûlons
Dans le premier astre qui passe,
Comme aux lampes les papillons,
Et qu’oubliant le nécessaire,
Nous contentant de l’incomplet,
Croyant éclairés, ô misère!
Ceux qu’éclaire le feu follet,
Prenant pour l’être et pour l’essence
Les fantômes du ciel profond,
Voulant nous faire une science
Avec des formes qui s’en vont,
Ne comprenant, pour nous distraire
De la terre, où l’homme est damné,
Qu’un autre monde, sombre frère
De notre globe infortuné,
Comme l’oiseau né dans la cage,
Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,
Ne sait pas trouver le bocage,
Et va d’un toit à l’autre toit;
Chercheurs que le néant captive,
Qui, dans l’ombre, avons en passant
La curiosité chétive
Du ciron pour le ver luisant,
Poussière admirant la poussière,
Nous poursuivons obstinément,
Grains de cendre, un grain de lumière
En fuite dans le firmament!
Pendant que notre âme humble et lasse
S’arrête au seuil du ciel béni,
Et va becqueter dans l’espace
Une miette de l’infini,
Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,
Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,
Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole, et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but!
Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant
De sa roche où la paix séjourne,
Les cieux noirs, les bleus horizons,
Double ornière où sans cesse tourne
La roue énorme des saisons;
Seul, quand mai vide sa corbeille,
Quand octobre emplit son panier;
Seul, quand l’hiver à notre oreille
Vient siffler, gronder, et nier;
Quand sur notre terre, où se joue
Le blanc flocon flottant sans bruit,
La mort, spectre vierge, secoue,
Ses ailes pâles dans la nuit;
Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,
Nous jetant la neige en rêvant,
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au vent;
Quand la mer tourmente la barque;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L’obscur profil sinistre et blanc;
Seul sur cet âpre monticule,
À l’heure où, sous le ciel dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face vaguement;
Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,
Quand la terre et l’immensité
Se referment comme deux lèvres
Après que le psaume est chanté;
Seul, quand renaît le jour sonore,
À l’heure où sur le mont lointain
Flamboie et frissonne l’aurore,
Crête rouge du coq matin;
Seul, toujours seul, l’été, l’automne;
Front sans remords et sans effroi
À qui le nuage qui tonne
Dit tout bas: Ce n’est pas pour toi!
Oubliant dans ces grandes choses
Les trous de ses pauvres habits,
Comparant la douceur des roses
À la douceur de la brebis,
Sondant l’être, la loi fatale;
L’amour, la mort, la fleur, le fruit;
Voyant l’auréole idéale
Sortir de toute cette nuit,
Il sent, faisant passer le monde
Par sa pensée à chaque instant,
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir éclatant;
Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu!
Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.
La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx;
Voir, c’est rejeter; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphynx.
Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant;
Ni l’araignée, hydre étoilée,
Au centre du mal se tenant,
Ni l’abeille, lumière ailée,
Ni la fleur, parfum rayonnant;
Ni l’arbre où sur l’écorce dure
L’amant grave un chiffre d’un jour,
Que les ans font croître à mesure
Qu’ils font décroître son amour.
Il ne voit plus la vigne mûre,
La ville, large toit fumant,
Ni la campagne, ce murmure,
Ni la mer, ce rugissement;
Ni l’aube dorant les prairies,
Ni le couchant aux longs rayons,
Ni tous ces tas de pierreries
Qu’on nomme constellations,
Que l’éther de son ombre couvre,
Et qu’entrevoit notre œil terni
Quand la nuit curieuse entr’ouvre
Le sombre écrin de l’infini;
Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Arcturus bleu,
Sirius, couronne d’opale,
Aldebaran, turban de feu;
Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d’étoiles;
Il voit l’astre unique; il voit Dieu!
*
Il le regarde, il le contemple;
Vision que rien n’interrompt!
Il devient tombe, il devient temple,
Le mystère flambe à son front.
Œil serein dans l’ombre ondoyante,
Il a conquis, il a compris,
Il aime; il est l’âme voyante
Parmi nos ténébreux esprits.
Il marche, heureux et plein d’aurore,
De plain-pied avec l’élément;
Il croit, il accepte. Il ignore
Le doute, notre escarpement;
Le doute, qu’entourent les vides,
Bord que nul ne peut enjamber,
Où nous nous arrêtons stupides,
Disant: Avancer, c’est tomber!
Le doute, roche où nos pensées
Errent loin du pré qui fleurit,
Où vont et viennent, dispersées,
Toutes ces chèvres de l’esprit!
Quand Hobbes dit: «Quelle est la base?»
Quand Locke dit: «Quelle est la loi?»
Que font à sa splendide extase
Ces dialogues de l’effroi?
Qu’importe à cet anachorète
De la caverne Vérité,
L’homme qui dans l’homme s’arrête,
La nuit qui croit à sa clarté?
Que lui fait la philosophie,
Calcul, algèbre, orgueil puni,
Que sur les cimes pétrifie
L’effarement de l’infini!
Lueurs que couvre la fumée!
Sciences disant: Que sait-on?
Qui, de l’aveugle Ptolémée,
Montent au myope Newton!
Que lui font les choses bornées,
Grands, petits, couronnes, carcans?
L’ombre qui sort des cheminées
Vaut l’ombre qui sort des volcans.
Que lui font la larve et la cendre,
Et, dans les tourbillons mouvants,
Toutes les formes que peut prendre
L’obscur nuage des vivants?
Que lui fait l’assurance triste
Des créatures dans leurs nuits?
La terre s’écriant: J’existe!
Le soleil répliquant: Je suis!