– Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l’heure il sera trop tard.
– Un instant, que diable! Je suis curieux, moi. Je veux savoir, d’abord, pourquoi tu m’as conduit à la mort.
Cette fois il était revenu en plein, le fameux sourire. Et de plus la voix avait ces vibrations railleuses qu’El Chico commençait à connaître.
Une flamme jaillit de ses yeux plantés droit sur les yeux de Pardaillan et il exhala sa haine dans ce cri puéril:
– Parce que je vous déteste! je vous déteste!
Dans sa fureur il ne trouvait que ces trois mots, et il les répéta rageusement, en trépignant.
– Tu me détestes, tant que ça? goguenarda Pardaillan de plus en plus narquois.
– je vous déteste tant que si je n’avais promis de vous sauver, je vous tuerais! grinça le petit homme hors de lui.
– Tu me tuerais! railla Pardaillan, oui-dà! Et avec quoi, pauvre petit?
Le nain bondit jusqu’à son lit et en tira une dague cachée entre les deux matelas.
– Avec ceci! cria-t-il en brandissant son arme.
– Tiens! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c’est ma dague!
– Oui, dit El Chico avec une violence qui voulait être du cynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l’ai volée! volée! volée!
Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver une âpre jouissance à se cingler avec.
Imperturbablement calme, Pardaillan dit:
– Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort, tue-moi.
Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine curiosité, eût-on dit.
Fou de fureur, le nain leva le bras.
Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement, bien en face.
Le bras du nain s’abattit dans un geste foudroyant. Mais ce fut pour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et il gémit:
– Je ne veux pas! Je ne veux pas!
– Pourquoi?
– Parce que j’ai promis…
– Tu as déjà dit cela. À qui as-tu promis, mon enfant?
Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier prononça ces paroles. La voix était si chaude, si caressante; il se dégageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissantes et si enveloppantes qu’El Chico en fut remué jusqu’au fond des entrailles. Son pauvre petit cœur, contracté à en étouffer, se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu’une plainte monotone, pareille au vagissement d’un tout petit, s’exhalait de ses lèvres crispées:
– Je suis trop malheureux! trop malheureux! trop!
«Bon! pensa Pardaillan, il pleure: le voilà sauvé! Nous allons pouvoir nous entendre maintenant.»
Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite tête baignée de larmes sur sa large poitrine, et avec des gestes tendrement fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec des paroles réconfortantes.
Et le nain qui de sa vie ne s’était connu un ami, le nain qui n’avait jamais senti une affection se pencher sur sa détresse, le nain se laissait faire, ému d’une émotion infiniment douce, étonné et émerveillé en même temps de sentir au contact de ce cœur noble et généreux germer en lui la fleur d’un sentiment fait de gratitude attendrie et d’affection naissante.
Et ceux qui ne connaissaient que la force redoutable, l’intrépidité froide, le courage indomptable, la parole cinglante et la mine narquoise de cet être de beauté exceptionnelle qui s’appelait le chevalier de Pardaillan, eussent été fort ébahis s’ils avaient pu voir avec quelle tendresse fraternelle il berçait dans ses bras puissants, avec quelle bonté insoupçonnée il s’ingéniait à consoler ce petit déshérité, ce vagabond, ce mendiant, inconnu la veille… et qui avait cherché à le faire assassiner.
Mais El Chico était un homme, tiens! Il se raidit de toutes ses forces et parvint à enrayer la crise.
Doucement il se dégagea et regarda Pardaillan comme s’il ne l’avait jamais vu. Il n’y avait plus ni colère ni révolte dans les yeux du petit homme. Il n’y avait plus cette expression de morne désespoir qui avait ému le chevalier. Il n’y avait plus dans ces yeux qu’un étonnement prodigieux: étonnement de ne plus se sentir le même, étonnement de ne pas reconnaître celui dont le contact avait suffi pour opérer en lui une métamorphose qui le stupéfiait.
Maintenant qu’il ne le voyait plus avec les yeux de la haine, il se disait en le regardant avec une naïve admiration:
– Il est beau, il est fort, il est brave. Il a quelque chose d’imposant dans la figure que je n’ai jamais vu à personne. Il me paraît plus grand et plus noble que le roi… Et il est bon… bon comme les saints dont j’ai vu les portraits dans la cathédrale. Comment pourrait-on ne pas l’aimer?
Et comme Pardaillan le regardait avec un bon sourire, sans s’en apercevoir il sourit aussi, comme on sourit à un ami.
– Là! fit joyeusement Pardaillan, c’est fini, n’est-ce pas? Tu vois que je ne suis pas aussi mauvais diable que tu croyais. Allons, donne ta main et soyons bons amis.
Et de nouveau il tendit sa main à El Chico, qui baissa la tête, et honteux murmura:
– Malgré ce que j’ai fait et dit, vous voulez…
– Donne ta main, te dis-je, insista Pardaillan sérieux. Tu es un brave garçon El Chico, et quand tu me connaîtras mieux, tu sauras que je dis bien rarement ce que je viens de te dire.
Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, où elle disparut, et murmura:
– Vous êtes bon!
– Chansons! bougonna Pardaillan, j’y vois clair, voilà tout. Parce que tu ne te connais pas toi-même, il ne s’ensuit pas que je ne te connais pas, moi.
Les plus longues conversations du nain solitaire avaient lieu avec soi-même. Dans ces conditions, et bien qu’il fût d’esprit très ouvert, on conçoit aisément que certaines tournures de phrases le laissaient perplexe en ce qu’il ne saisissait pas très bien le sens. Il ne comprit pas tout à fait les dernières paroles du chevalier et les prit au pied de la lettre.
– Vous me connaissez! s’écria-t-il très étonné. Qui vous a renseigné?
Gravement Pardaillan leva un doigt et, souriant comme on sourit à un enfant:
– Mon petit doigt! dit-il.
El Chico ouvrit de grands yeux et considéra son interlocuteur avec une crainte superstitieuse. L’impulsion qui le poussait vers lui lui paraissait tellement surnaturelle qu’il n’était pas éloigné de le croire un peu sorcier.
– Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Et n’oublie pas que je sais tout. Voyons, d’abord, pourquoi as-tu voulu me faire tuer? Tu étais jaloux, n’est-ce pas?
Le nain fit signe que oui.
– Bien. Comment s’appelle-t-elle? Ne fais pas la bête, tu me comprends très bien. Si tu ne la nommes pas, je vais la nommer moi-même… Mon petit doigt est là pour me renseigner.
Le nain, qui avait hésité à répondre, vit qu’il ne lui serait pas possible de se dérober. Il se résigna et laissa tomber ce nom:
– Juana.
– La fille de l’hôtelier Manuel?
– Oui.
– Il y a longtemps que tu l’aimes?
– Depuis toujours, tiens!
Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité de cette réponse. Pardaillan sourit et continua:
– Lui as-tu dit que tu l’aimais?
– Jamais! s’écria El Chico scandalisé.
– Si tu ne lui dis pas, comment veux-tu qu’elle le sache, nigaud? fit Pardaillan amusé.
– Je n’oserai jamais.
– Bon! le courage te viendra un jour. Continuons. Tu as cru que je l’aimais, hein! et tu m’as détesté?
– Ce n’est pas tout à fait cela.
– Ah! Qu’est-ce alors?
– C’est Juana qui vous aime.
– Tu es un niais, El Chico.
– C’est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car il songeait au chagrin de Juana. C’est vrai, un grand seigneur comme vous ne peut avoir rien de commun avec la fille d’un hôtelier.
– Tu crois cela, toi?
– Tiens!
– Eh bien! dit gravement Pardaillan, tu te trompes. Et la preuve en est qu’un grand seigneur comme moi a épousé autrefois une cabaretière.
– Vous vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.
– Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan, avec une émotion profonde.