Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant que des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées jusque-là se levaient dans son esprit éperdu. Et il considérait avec un respect mêlé d’une terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoir l’air, en souriant d’un air railleur, disait très simplement des choses très simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête des idées confuses, des idées qui lui faisaient mal, qu’il ne comprenait pas très bien et qui heurtaient ses idées accoutumées.
Qui était donc cet homme qui, par la seule puissance du regard, par la fascination de ce sourire qui disait tant de choses étranges alors que ses lèvres ne laissaient tomber que des paroles banales, qui était cet homme qui le troublait à ce point?
Pourquoi, puisqu’il le haïssait – car il le haïssait de toutes ses forces, tiens! – pourquoi la pensée de l’affreux supplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, le soulevait-elle d’horreur et de dégoût? Pourquoi? Qu’y avait-il donc en lui?
Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinités secrètes qui font que, sans se connaître, elles se devinent et s’apprécient à leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de bonnes raisons de croire qu’il lui devait d’avoir été placé dans la situation critique où il se trouvait. Pourquoi n’éprouvait-il aucune colère contre lui? Pourquoi n’éprouva-t-il que de la pitié? Pourquoi conçut-il instantanément le projet d’arracher cette petite créature inconnue à l’affreux désespoir où il la voyait sombrer? Pourquoi?
Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l’intuition que cette raillerie aiguë, cette ingénuité narquoise n’étaient qu’un masque? Comment devina-t-il que sous ce masque se cachait la bonté, la pitié, la générosité, le désintéressement? Pourquoi, alors qu’il croyait n’avoir que la haine au cœur, se sentait-il attiré vers cet homme détesté? Pourquoi enfin – et ceci paraîtra peut-être une contradiction? – pourquoi ce sourire railleur avait-il le don de l’exaspérer, malgré qu’il vît qu’il n’y avait que bonté dessous? Pourquoi? Comment? Nous constatons. Nous ne nous chargeons pas d’expliquer.
Il ne faudrait cependant pas croire que le nain se rendait bénévolement, sans combat, à ces sentiments nouveaux qui naissaient en lui. Ils le déconcertaient trop, ces sentiments, pour qu’il pût s’y abandonner sans résister. Il se raidissait donc de toutes ses forces pour échapper à cette influence qu’il n’était pas éloigné de croire surnaturelle. Il s’excitait à la haine autant qu’il était en son pouvoir, et ce n’était pas sans colère, sans dépit et sans se dispenser à soi-même les malédictions et les injures qu’il constatait le néant de ses efforts. Et c’est lorsqu’il se sentait sur le point de céder qu’il se révoltait et montrait une violence qu’il croyait sincère et dont n’était pas dupe le redoutable jouteur avec lequel il était aux prises.
Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico était un peu comme un pur sang sauvage aux mains d’un écuyer consommé: il a beau se cabrer et ruer, la main souple et ferme, sans avoir besoin de recourir à la cravache, l’oblige à se calmer et à suivre docilement le chemin par où elle veut le faire passer. Voyant qu’il se taisait, le chevalier reprit, soudain grave:
– Tu vois de quel épouvantable supplice tu me sauves! Je ne suis pas riche, Chico, mais tout ce que j’ai, à compter d’aujourd’hui, t’appartient. Je veux que tu sois comme un petit frère pour moi. Tu n’auras plus besoin de te terrer comme une bête mauvaise. Le chevalier de Pardaillan veillera sur toi, et sache qu’il faut respecter ceux qu’il aime et estime. Voici ma main, Chico.
En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et dans ses yeux il y avait comme une lueur de malice.
Le nain hésita une seconde. Cet instinct particulier qui le guidait à son insu lui fit-il deviner cette imperceptible malice? Nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’il recula vivement et, comme s’il eût eu peur de se brûler au contact de cette main qui se tendait à lui, largement ouverte, il cacha la sienne derrière son dos.
Pardaillan ne se fâcha pas. La pointe de malice du regard s’accentua d’un léger sourire.
– Holà! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grand seigneur pour serrer la main que voici? Peste! mon cher, sais-tu qu’ils sont très rares ceux à qui je la tends ainsi.
– Ce n’est pas cela, balbutia le nain sans trop savoir ce qu’il disait.
– Touche là, en ce cas!… Non?… Serait-ce que tu te crois indigne de serrer ma main? fit Pardaillan d’un air détaché, mais avec cet éternel sourire qui avait le don d’exaspérer le nain…
Le Chico regarda le chevalier en face, et d’une voix qui tremblait de honte… ou de fureur:
– Et si cela était? fit-il d’un air de bravade.
– Oh! oh! Quoi! tu es indigne? Tu n’es pas le brave garçon que je croyais? Quel crime as-tu donc commis?
Le nain qui jusque-là s’était contenu, tiraillé qu’il était par des sentiments contraires, éclata soudain.
– Je ne veux pas de votre amitié, cria-t-il, farouche. Je ne veux pas de votre protection, ni toucher votre main. Je ne veux rien de vous, rien, rien… C’est moi qui vous ai conduit ici, et je savais qu’on voulait vous tuer… Je le savais, entendez-vous? et on m’avait payé pour cette besogne… Oui, on m’avait donné cinq mille livres… et tenez, les voici! ajouta-t-il en poussant d’un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, à demi éventré, aux pieds de Pardaillan, devant qui les pièces d’or s’éparpillèrent.
– Tu as fait cela? gronda Pardaillan.
– Je l’ai fait, tiens! puisque je le dis! fit le nain en soutenant fièrement son regard.
– Ah! tu as fait cela! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta prière, ta dernière heure est venue.
Et sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêles épaules d’El Chico, qui ployèrent.
Devant la pitié qui éclatait parfois très visible sur le visage du chevalier, le nain s’était trouvé paralysé, indécis, ne sachant à quelle résolution s’arrêter ni quelle contenance garder. Devant le sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son cœur, car, malgré sa petite taille et sa faiblesse, il n’en était pas moins très chatouilleux.
Devant la colère et la menace – réelles ou simulées – il retrouva le calme qui lui avait fait défaut jusque-là. Et comme les sentiments chez cet étrange personnage étaient poussés à leur extrême, il montra un sang-froid qui dénotait une bravoure remarquable.
Il ne fit pas un geste de défense. Il ne chercha pas à se dérober. Sous la pesée puissante, il eut cet orgueil de se raidir afin de ne pas ployer, et ses yeux se fixèrent, intrépides, fiers, provocants, sur ceux de son adversaire. Toute son attitude semblait aller au-devant du coup mortel. Et peut-être était-ce là ce qu’il souhaitait.
Peut-être venait-il de trouver en un éclair la solution vainement cherchée jusqu’alors: mourir étouffé, broyé par son ennemi.
Mourir, oui!… Mais du même coup son ennemi était perdu aussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain? La dalle du cachot, il est vrai, était soulevée. Mais après?
L’escalier aboutissait à un cul-de-sac d’où il lui serait impossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait la paroi. Il n’aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et le nain ne pouvait se tenir d’éprouver un certain dédain pour ce rival si fort, si brave… mais si faible d’esprit qu’il ne comprenait pas qu’en tuant le nain maintenant, il se condamnait lui-même.
Mourir tout de suite! Il ne demandait que cela, tiens! Il perdait Juana, mais du moins l’autre ne l’avait pas non plus!
Oui, décidément, c’était là la bonne solution. Mais…
Mais il arriva que le rival abhorré relâcha son étreinte. Il arriva que l’ironie du regard avait fait place à une telle douceur, il arriva que cette physionomie, l’instant d’avant si menaçante et si terrible, exprima une telle bonté, une telle mansuétude que le Chico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble le reprendre, et emporté malgré lui, comme il aurait crié: «Prenez garde!» il dit doucement, sans chercher à se dégager:
– Si vous me tuez, comment sortirez-vous d’ici?
– Peste! c’est, par ma foi, très juste, ce que tu dis là! Et moi qui n’y pensais plus! Mais sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan.
Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant, l’affolant sourire recommençait à se dessiner… Oh! à peine perceptible! Mais le Chico le devinait. Alors il regretta. Et comme s’il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant, il dit rudement:
– Venez donc. Et quand je vous aurai sauvé, moi, vous pourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas à éviter le coup dont vous me menacez.
Et plus bas, pour lui-même:
– Ce sera la délivrance!
– Tu souhaites donc la mort?
Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bas cependant: il avait entendu quand même, le diabolique personnage. S’il voulait mourir, c’était son affaire, tiens! De quoi se mêlait-il là? Enfin, puisqu’il avait stupidement laissé passer l’occasion, il n’y avait plus qu’à aller jusqu’au bout.