– Regardez, dit-elle impérieusement.
Centurion se pencha et regarda. Alors il sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.
Que voyait-il donc de si extraordinaire?
Rien que de très simple: une infinité de petits trous étaient ménagés dans le fond de l’excavation. Par ces petits trous, on pouvait voir jusqu’aux moindres recoins de la grotte, mais plus particulièrement l’estrade qui se trouvait précisément en face des trous.
On voit qu’il n’y avait là rien de bien terrifiant, et pourtant, lorsqu’il se redressa, Centurion flageolait sur ses jambes et paraissait sur le point de s’évanouir.
Fausta, toujours impassible, ne paraissait toujours rien remarquer de ce trouble qui maintenant tournait à l’affolement. Elle rentra dans la grotte, suivie de Centurion hébété, en proie à une terreur mystérieuse qui anéantissait ses facultés au point qu’il ne s’aperçut même pas que Fausta, actionnant un deuxième ressort caché, avait fermé la porte par où ils venaient de pénétrer.
– Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulement on peut tout voir, comme vous avez pu vous en rendre compte, mais encore on entend tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j’ai pu assister, invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont été tenus dans cette salle… Ai-je besoin d’ajouter que je sais tout?
Centurion s’écroula à genoux, la figure dans le sable, et râla:
– Grâce! madame!
Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalée à ses pieds un regard empreint d’un souverain mépris, et le poussant rudement du bout du pied:
– Debout! gronda-t-elle, debout donc! Pensez-vous que je vous aie pris à mon service pour vous livrer à l’Inquisition!
D’un bond, Centurion se releva. Après avoir manqué défaillir de peur, il pensait maintenant s’évanouir de joie.
– Vous ne voulez donc pas me livrer? balbutia-t-il.
Fausta leva les épaules.
– La terreur vous rend fou, mon maître, dit-elle froidement.
Et sur un ton menaçant:
– Prenez garde! je ne garderais pas un lâche à mon service.
Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, se redressant:
– Par le Christ vivant! je ne suis pas un lâche, madame, et vous le savez bien! Mais, misère! j’ai cru sincèrement que vous alliez me livrer.
Et avec un frisson d’épouvante, il ajouta:
– J’appartiens à l’Inquisition et je sais trop quels supplices effroyables sont réservés à ceux qui la trahissent. Je vous jure que sans être un lâche on peut trembler à l’évocation de ces supplices. Ce qui m’attendait, madame, est tellement au-dessus de ce que l’imagination peut concevoir que je n’eusse pas hésité à me poignarder devant vous pour me soustraire au sort affreux qui eût été le mien.
Fausta le considéra un instant. Il avait reconquis tout son sang-froid et il était évidemment sincère.
– Soit, dit-elle d’un ton radouci, je te pardonne d’avoir tremblé devant le supplice. Je te pardonne aussi d’avoir essayé de me cacher des choses que j’avais intérêt à connaître. Mais que ce soit la dernière fois! Le service de la princesse Fausta doit passer avant tout, même avant celui de ton roi, avant celui de l’Inquisition. Tu n’as pas à apprécier la valeur des événements auxquels tu peux être mêlé. Tu as des rapports à me faire sur tout ce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu fais, ce que tu dis et même ce que tu penses… Il m’appartient de voir le parti à tirer de tes rapports. Tu es à moi pour trahir à mon profit ceux qui t’utilisent, mais ne tente pas de me trahir moi-même, tu te briseras les reins. Entends-tu?
– J’entends, madame, dit humblement Centurion, et j’obéirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement.
– Bien! opina Fausta. À quelle heure, la réunion?
– Dans deux heures, madame.
– Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l’estrade et s’assit dans un fauteuil.
Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied de l’estrade.
– Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu’au fond des yeux, les hommes qui se réunissent ici savent qu’il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils désirent faire leur chef. Malgré les recherches les plus minutieuses, ils n’ont pu parvenir à découvrir sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j’en jurerais tu le connais, toi.
– C’est vrai, madame, dit Centurion définitivement dompté.
L’œil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.
– Ce nom? fit-elle d’une voix calme.
– Don César, connu dans toute l’Andalousie sous le nom d’El Torero, répondit Centurion sans hésiter.
Sans doute Fausta était bien loin de s’attendre à ce nom. Sans doute aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement des plans soigneusement élaborés. Sans doute enfin Centurion ne comptait pas plus à ses yeux que le chien soumis qu’il avait juré d’être pour elle, car à l’énoncé de ce nom, prise d’une fureur soudaine, Fausta s’exclama:
– Tu as bien dit don César… l’amant de la Giralda!…
– Lui-même, fit Centurion étonné de son agitation.
Pâle de rage, Fausta se dressa toute droite et gronda:
– Ah! misérable! C’est maintenant que je les ai laissés aller, lui et la bohémienne, que tu me préviens?… Je devrais!…
Debout sur l’estrade, une main appuyée sur la table, l’autre tendue dans un geste de menace, prise d’un accès de colère effrayant chez cette femme toujours si maîtresse d’elle-même, Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifié qui, ne comprenant rien à cette fureur subite, se demandait si elle n’allait pas le poignarder à l’instant même ou le livrer au bourreau pour le punir d’il ne savait quelle faute.
– Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas… Vous ne m’aviez pas interrogé.
Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement. Ses traits se rassérénèrent et reprirent leur expression habituelle de calme et de force. Elle s’assit lentement et, le coude sur la table, le menton dans la paume de la main, les yeux perdus dans le vague, elle réfléchit longuement, paraissant avoir oublié la présence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta sa méditation.
Enfin elle releva la tête, et très calme:
– Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant, racontez-moi tout.