À ce moment, le cavalier apparut au flanc de la montagne. Il avait mis son cheval au pas et cheminait doucement.
– Soyez remercié, monsieur… Mais, mon Dieu! à vous entendre, on croirait vraiment que le roi Henri a lancé sur moi une bande d’assassins.
– Madame, dit gravement Bussi, s’il en était ainsi, vous ne me verriez pas inquiet, et je vous dirais: «Ce gentilhomme (il désignait Montalte) et ces serviteurs suffiront à vous défendre.»
– Oh! oh! dit Fausta, d’ailleurs très calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d’armée?… Le pauvre sire n’a pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui fait si fort envie:
– Plut à Dieu qu’il en fût ainsi, madame! Non, ce n’est pas un corps d’armée qui marche contre vous!… C’est un homme, un homme seul!… Mais celui qui vient à vous, par son génie infernal, est plus redoutable à lui seul qu’une armée entière. Ce n’est pas un homme, madame, c’est la foudre qui va fondre sur vous… c’est Pardaillan!…
– Le voici! dit Fausta, froidement.
– Qui? hurla Bussi-Leclerc hérissé.
– Celui que vous m’annoncez!
Et du doigt elle désignait le cavalier qui s’avançait à leur rencontre.
– Pardaillan! rugit Bussi-Leclerc.
– Pardaillan! Enfin!… gronda Montalte.
– Le sire de Pardaillan! répétèrent les trois.
Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Ils étaient entourés d’une troupe armée. Ils venaient du fond de la France et du fond de l’Italie pour se rencontrer avec Pardaillan… Pardaillan apparaissait et ils se regardèrent et se virent livides… Et chacun put lire dans les yeux de son voisin le même sentiment qu’il sentait se glisser dans ses moelles. Ils se regardèrent et virent qu’ils avaient peur.
Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux lèvres, s’avançait paisiblement.
Et, quand il ne fut plus qu’à deux pas de Fausta, d’un même mouvement, les cinq mirent l’épée à la main et se disposèrent à charger.
– Arrière!… Tous!… cria Fausta.
Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, son attitude si majestueuse, qu’ils restèrent cloués sur place, se regardant effarés.
Et sur un simple geste, plus impérieux, plus autoritaire encore, ils se reculèrent en grondant, hors de la portée de la voix, les laissant tous les deux face à face.
Pardaillan s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et le visage pétillant de malice:
– Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et sauve du gigantesque brasier que fut l’incendie du palais Riant.
Fausta fixa sur lui son œil profond et répondit:
– Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.
– À propos, madame, savez-vous quelle main scélérate… ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie où j’ai longtemps cru que vous aviez laissé votre précieuse existence?
– Ne le savez-vous pas vous-même, chevalier? fit Fausta d’un ton très naturel.
– Moi, madame? répondit Pardaillan avec son air le plus naïf. Eh! bon Dieu! comment voulez-vous que je le sache?
– En ce cas, monsieur, comment saurais-je, moi, ce que vous ignorez, vous?
– C’est que, madame, je n’ai pas perdu le souvenir de certaine nasse… Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse au fond de la Seine que vous aviez fait établir à mon intention, et dans laquelle je dus bien passer toute une nuit?
Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n’échappa pourtant pas à Pardaillan, car il dit:
– Oui! Je vois à votre air que vous vous souvenez aussi… Le fer, le feu, l’eau, que vous aviez déchaînés à mon intention, vous ont trahie, tour à tour. En sorte que, reprit-il en riant, je me demande quel élément vous pourriez bien déchaîner aujourd’hui, à mon intention toujours.
Un moment, avec une expression d’indicible mélancolie, il se tut, rêveur, tandis qu’elle le considérait avec une secrète admiration. Puis, reprenant son air insouciant et narquois:
– C’est pour vous dire qu’il est assez dans mes habitudes de me tirer d’affaire… Mais vous?… Croiriez-vous qu’on m’avait assuré que vous aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie?… Croiriez-vous que j’ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle?
Si maîtresse d’elle-même que fut Fausta, elle ne put réprimer un mouvement, et son œil étincela.
Déjà il reprenait:
– Mon Dieu, oui! Je me suis dit que si j’avais été moins pressé de me tirer de la fournaise, j’aurais pu, j’aurais dû vous sauver, et j’éprouvai un vrai remords de ma stupide précipitation qui causait votre mort.
Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l’éclat se voilait d’une douceur attendrie et, sous son masque d’impassibilité, elle haletait, car ces paroles que Pardaillan prononçait d’un air lointain, comme s’il se fût parlé à lui-même, ces paroles venaient de faire naître un espoir insensé dans son cœur agité.
Il se mit à rire à nouveau, et:
– J’avais oublié qu’une femme de tête comme vous ne pouvait avoir manqué de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d’une aussi périlleuse situation… ce dont je vous félicite!
Fausta sentit son cœur se contracter à ces paroles qui la cinglèrent comme une insulte. Son œil redevint froid, sa physionomie se fit plus hermétique, et:
– Est-ce pour me dire ces choses, que vous m’avez abordée?
– Non, pardieu! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce soleil torride pour écouter, avec une patience dont je vous sais un gré infini, les fadaises que je viens de vous débiter.
Gravement, Fausta approuva d’un signe de tête, et:
– Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel rayonnant d’Espagne?
– Je vous cherchais, répondit simplement Pardaillan.
Pour la deuxième fois, Fausta ne put réprimer un imperceptible tressaillement. Son regard s’adoucit, et:
– Eh bien! maintenant que vous m’avez trouvée, dites-moi pourquoi vous me cherchiez?
À son tour, le visage de Pardaillan se fit impénétrable:
– Madame, S. M. le roi Henri m’a chargé de lui rapporter certain parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi d’Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire: Madame, voulez-vous me remettre ce parchemin?
Tandis qu’il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque rêve lointain, et quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme, comme si elle eût voulu lui communiquer sa volonté, d’une voix basse, pénétrante:
– Chevalier, je vous ai proposé, il n’y a pas bien longtemps, de vous tailler un royaume en Italie et vous avez refusé parce qu’il vous aurait fallu combattre un vieillard… Bien que ce vieillard s’appelât Sixte Quint, venant d’un esprit chevaleresque comme le vôtre, ce refus ne m’a pas surprise. Les plans que j’avais élaborés et que votre refus d’alors anéantissait, je puis les reprendre en les modifiant… Il ne s’agit plus cette fois d’attaquer un vieillard… Il s’agit de faire une alliance avec un souverain… le plus puissant de la terre…
Fausta fit une pause.
Alors, d’une voix calme, sans impatience, comme s’il n’eût rien entendu:
– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin?
Une fois encore, Fausta sentit les étreintes du doute et du découragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif – en apparence – qu’elle reprit:
– Écoutez-moi, chevalier… Contre la remise de ce parchemin, vous devez obtenir le commandement en chef de l’armée que Philippe enverra en France. Et cette armée sera formidable, ainsi que le comporte l’enjeu de cette entreprise… Sous le commandement d’un chef tel que vous, cette armée est invincible… À la tête de vos troupes, vous fondez sur la France, vous battez le Béarnais sans peine, vous le saisissez, on le juge, on le condamne, on l’exécute comme fauteur d’hérésie… Philippe II est reconnu roi de France et vous… on crée pour vous un gouvernement spécial, quelque chose comme la vice-royauté de France!… Vous vous en contentez… jusqu’au jour où, raccourcissant le titre d’un mot, vous pourrez, par droit de conquête, placer sur votre tête la couronne royale… Voilà mon plan… Dites un mot et ce parchemin que vous me demandez pour Henri de Navarre, je vous le remets à l’instant à vous, chevalier de Pardaillan…
Pardaillan, glacial, répéta:
– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j’ai promis de rapporter à S. M. Henri, roi de France?
Fausta le fixa un instant, et se renversant sur les coussins, d’une voix morne: