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CHAPITRE XXVI

Pendant plusieurs jours le Corinthien ne revit pas la marquise; et comme elle n’avait la conscience d’aucun tort envers lui, la coquetterie étant chez elle une seconde nature, sa surprise fut extrême; mais son chagrin ne fut pas bien profond d’abord. Son enivrement se prolongea jusqu’à une partie de chasse que les amis de Raoul lui avaient proposée et qu’ils arrangèrent pour elle. Yseult tâcha d’abord de l’en détourner, n’aimant pas la voir entrer en relation avec des gens qu’elle croyait antipathiques à son grand-père, et vers lesquels elle ne se sentait portée par aucun lien d’idées ou de position. Mais le vieux comte n’était pas fâché de voir sa famille se rattacher par quelque bout à la noblesse du pays, et il autorisa sa nièce à se distraire en acceptant l’invitation qu’une élégante et fière comtesse des environs, sœur d’un des plus ardents adorateurs de Joséphine, vint lui faire en personne. Cette visite diplomatique avait pour but, dans la pensée de la noble dame, le mariage de ce frère, le vicomte Amédée, avec la riche Yseult de Villepreux. Yseult s’étonna un peu de ce retour vers elle après l’indignation que ses idées républicaines bien connues avaient excitée chez sa voisine. Elle y répondit assez froidement; et pourtant, comme Joséphine la conjurait de l’accompagner, elle ne refusa pas ouvertement. Joséphine ne montait pas à cheval: on devait venir la prendre en calèche. Yseult était une très bonne amazone; elle dirigeait adroitement son cheval, et lui faisait franchir les fossés et les barrières avec ce calme dont on ne la voyait jamais se départir. Ce talent d’équitation était le seul qui lui attirât un peu de considération de la part de son frère et des nobles damoiseaux du voisinage. Elle aimait beaucoup cet exercice; et comme il était bien difficile qu’elle n’eût pas, sous son grave extérieur, un peu des goûts et des entraînements de l’enfance, elle se laissa vaincre peu à peu. Il y avait quelque temps qu’elle n’était montée à cheval: elle voulu s’exercer seule dans le parc. Pierre, qui la guettait sans cesse, se trouva sur son passage, comme elle fendait l’air avec la rapidité d’une flèche. Elle s’arrêta court devant lui, et lui demanda en riant s’il n’était pas scandalisé de la voir se livrer à un amusement aussi aristocratique. Pierre sourit à son tour, mais avec tant d’effort, et son regard trahissait une tristesse si profonde, qu’Yseult pressentit tout ce qui se passait en lui. Elle voulut s’en assurer: – Vous savez qu’il y a une grande partie de chasse demain? lui dit-elle.

– Je l’ai entendu dire, répondit Pierre.

– Et savez-vous qu’on veut m’y emmener?

– Je n’ai pas cru que vous iriez.

En faisant cette réponse, Pierre laissa lire apparemment jusqu’au fond de son âme; car mademoiselle de Villepreux, après un moment de silence, durant lequel elle le considéra attentivement, lui dit avec une douceur ineffable et une émotion profonde: – Je vous remercie, Pierre, de n’avoir pas douté! Puis elle reprit sa course impétueuse, fit deux ou trois fois le tour du parc, et revint devant le château, où son frère l’attendait avec le comte et Joséphine. Pierre réparait un petit banc rustique à trois pas de là. – Tiens, reprend ton cheval, dit Yseult à Raoul en sautant légèrement sur le gazon. Il ne me plaît pas le moins du monde. – Il n’y paraissait guère tout à l’heure, dit le comte; j’ai cru que tu prenais ta course pour le Grand-Désert. – Puisque vous rentrez, maître Pierre, dit Yseult au menuisier qui se retirait, auriez-vous la bonté de dire à Julie, en passant, qu’elle ne s’occupe plus de mon amazone? Je ne sortirai pas demain, ajouta-t-elle en se tournant vers Joséphine, mais d’un ton trop net pour que Pierre, en s’éloignant, ne l’entendît pas.

Elle tint parole, et les prières de sa cousine la trouvèrent inébranlable. Le comte eût désiré qu’elle se montrât moins farouche, et qu’elle ne contrariât pas ses projets de rapprochement avec le voisinage seigneurial. Mais il avait montré devant elle tant d’éloignement et de dédain philosophique pour ces gens-là qu’il lui était bien impossible de se rétracter clairement.

Pierre nageait dans un océan de bonheur. Il ne pouvait pas se dissimuler l’amour qu’il inspirait; mais cet amour était fait de telle sorte qu’il ne pouvait exprimer sa reconnaissance. Rien ne l’autorisait à formuler ses pensées, et d’ailleurs il n’en sentait pas le besoin. Jamais passion ne fut plus absolue, plus dévouée, plus enthousiaste de part et d’autre; et pourtant jamais il n’y eut amour plus contenu, plus muet, plus craintif. Il y avait comme un contrat tacite passé entre eux. Quelqu’un qui aurait entendu les trois ou quatre paroles que Pierre échangeait chaque jour à la dérobée avec Yseult, eût pensé qu’elles étaient le résultat d’une intimité consacrée par des nœuds indissolubles et des promesses formelles. Personne n’eût voulu croire que le mot d’amour n’avait jamais été prononcé entre eux, et que la virginité de leurs sens n’avait pas été effleurée par le plus léger souffle.

Joséphine courut la chasse dans la brillante calèche de la comtesse. Mais lorsque celle-ci vit que, de son rêve d’alliance et de fortune, il ne lui restait que Joséphine sur les bras, et son frère, qui caracolait à la portière en dévorant des yeux la piquante provinciale, elle sentit qu’elle jouait un singulier rôle, et prit de l’humeur contre tout le monde. La comtesse était sèche et nerveuse: forcée d’amener la marquise à son château, de lui en faire les honneurs, et de la présenter à d’autres illustres dames qu’elle avait convoquées pour fêter et caresser l’héritière de Villepreux, elle dissimula si peu son ennui et son dédain que la pauvre Joséphine se sentit mourir de honte et de crainte. Cependant les hommages dont elle fut l’objet de la part des hommes, car la jeunesse et la beauté trouvent toujours grâce et protection du côté de la barbe, lui rendirent quelque assurance; et peu à peu la rusée, amorçant par sa gentillesse riches et pauvres, blondins et grisons, se vengea à outrance des mépris de leurs femelles. On avait préparé un petit bal pour le soir, comptant qu’Yseult, tenant le piano, en serait la reine d’une certaine façon: la dame du lieu voulut renvoyer les violons et abréger la soirée en se disant malade. Mais la faction des hommes l’emporta. Le jeune frère se mit en révolte, et ses compagnons firent serment de ne pas laisser partir les jolies femmes. On grisa tous les cochers, on ôta les roues des voitures; il n’y eut que les équipages des douairières qui furent respectés; encore les vieux époux se firent-ils beaucoup gronder avant de s’arracher à la contemplation des belles épaules de Joséphine.

Elle resta donc au salon avec cinq ou six jeunes femmes de moindres hobereaux, qui s’amusaient pour leur compte et ne songeaient pas à l’humilier. Mais à mesure que la nuit s’avançait, les hommes, en passant de la contredanse au buffet, s’animèrent comme des gens qui ont couru la chasse toute la journée, et prirent des façons tout à fait anglaises, dont Joséphine commença à s’effrayer. Il y avait autour d’elle une lutte entre le désir brutal et un reste de convenance dont la limite était assez mal gardée. Joséphine n’était folle qu’à la superficie. Elle était de ces coquettes de province qui, avec l’amour de l’honnêteté et un fonds de sagesse, se permettent un système d’agaceries qu’elles croient sans conséquence et sans danger. Heureuse d’abord et fière d’exciter les désirs, elle sentit la rougeur monter à son front lorsqu’elle eut à se défendre d’un commencement de familiarité; c’est alors qu’elle songea à la retraite. Mais la comtesse, qui lui avait promis de la reconduire, voyant le bal se prolonger et Joséphine s’y complaire, avait été se coucher ou avait fait semblant: du moins elle s’était enfermée dans ses appartements. Raoul s’était laissé griser, et, tout en répondant à sa cousine qu’il était à ses ordres, ne faisait que chanter et rire aux éclats, sans comprendre sa situation. Les autres dames partirent une à une sans lui offrir de la reconduire. Le vicomte Amédée leur avait fait croire que sa sœur comptait se relever au point du jour pour ramener madame des Frenays dans sa voiture. Cependant la comtesse ne se releva pas. Les domestiques harassés ronflaient dans les antichambres; Raoul, complètement ivre, s’était laissé tomber sur un sofa. Joséphine restait comme seule avec cinq ou six jeunes gens complètement avinés, qui eussent voulu se chasser l’un l’autre, et qui s’obstinaient à la faire valser presque malgré elle. Accablée de fatigue, profondément blessée du procédé de son hôtesse, effrayée des manières de ses adorateurs, dégoûtée de leur plat caquetage, Joséphine s’assit d’un air consterné au milieu d’eux. Le froid du matin la faisait frissonner; elle demandait son châle: on lui répondait par des fadeurs à demi obscènes sur la beauté de sa taille. La salle était poudreuse, triste, affreuse à voir dans son désordre et à la clarté bleuâtre de l’aube. La pauvre femme était cruellement punie, et chaque mot, chaque regard qui tombait sur elle lui faisait expier son triomphe. C’est alors qu’un cri de détresse s’éleva du fond de son âme vers le Corinthien. Mais il n’était pas là, il pleurait au fond du parc de Villepreux.

Enfin Joséphine fit un effort, sentant bien qu’elle n’avait pas le droit de se courroucer, après avoir en quelque sorte provoqué tous ces hommes, mais résolue à leur sembler sotte et ridicule pour se soustraire à leur convoitise. Elle se leva, et déclara qu’elle partirait à pied si on ne lui amenait pas une voiture. Elle parla si sèchement et repoussa si bien les prières impertinentes qu’elle réussit à se mettre en route, dans une calèche, avec Raoul, qui s’y traîna avec peine, et le vicomte Amédée, qu’il fallut bien accepter pour cavalier, afin de se débarrasser des autres. À peine le roulement de la voiture se fut-il fait sentir que Raoul; réveillé un instant, retomba dans un sommeil léthargique. Il fallut que, pendant deux mortelles heures, Joséphine se défendît, en paroles et en actions, contre le plus impertinent de tous les vicomtes. Ce voyage, qui lui rappelait une autre course en voiture, une aurore poétique, un ardent amour et des délices partagés, lui firent tant de mal que, cachant sa confusion, sa figure dans son voile, elle fondit en larmes. Le vicomte n’en devint que plus entreprenant. Heureusement le froid prit Raoul, qui se réveilla d’assez mauvaise humeur, et, ne pouvant se rendormir, trouva le vicomte insipide et ne se gêna pas pour le lui dire. Peu à peu le sentiment de la protection qu’il devait à sa cousine, et qu’il avait si lâchement abjurée, lui revint en mémoire; et, peu à peu aussi, le vicomte, voyant l’heure passée et l’occasion manquée, se contint et se refroidit. Ils étaient tous les trois fort maussades en arrivant au château, et Joséphine, brisée de chagrin et de fatigue, alla s’enfermer dans sa chambre et se jeter sur son lit, où elle s’endormit sans avoir eu la force de se déshabiller.

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