Le courage était revenu au cœur de Pierre Huguenin. La chapelle lui paraissait encore plus belle que lorsqu’il y était entré pour la première fois. La guérison de son père, la douce société et la précieuse assistance de son cher Corinthien, ajoutaient à son bonheur. Il prit son ciseau, et entonna d’une voix fraîche et sonore le chant sur la menuiserie:
Notre art a puisé sa richesse
Dans les temples de l’Éternel.
Il a pris son droit de noblesse
En posant son sceau sur l’autel. [6]
Puis, avant de donner le premier coup de ciseau, il embrassa son père, serra la main du Corinthien, et se mit à l’ouvrage avec ardeur. Le Berrichon hocha la tête.
– Et pour moi, rien de rien? dit-il d’un gros air triste et bon.
– Pour toi aussi le cœur et la main, dit Pierre en pressant sa main calleuse.
Le Berrichon, rendu à la joie, fit sur le bois qu’il allait entamer une croix avec le ciseau, suivant l’antique coutume chrétienne de son pays, et se mit à chanter à son tour une chanson de l’Angevin-la-Sagesse, un des braves poètes du Tour de France.
Le père Huguenin, avec son bras en écharpe, les suivait des yeux en souriant. En ce moment, le comte de Villepreux entrait, suivi de sa petite-fille, de la marquise et de M. Lerebours. Le comte, travaillé par la goutte, marchait appuyé d’un côté sur une canne à béquille, de l’autre sur le bras d’Yseult, qui l’accompagnait fidèlement dans toutes ses promenades de propriétaire. M. Lerebours s’était risqué jusqu’à offrir son bras à Joséphine, qui l’avait accepté avec une résignation gracieuse. Le comte s’arrêta à l’entrée de la bibliothèque pour écouter avec curiosité la chanson du Berrichon:
Chassons loin de nous le chagrin
Qui tant d’hommes dévore;
Pour nous le passé n’est plus rien,
L’avenir rien encore.
– Le rime n’est pas riche, dit le comte à sa fille, mais l’idée va loin.
Et ils s’approchèrent sans être vus. Le bruit de la scie et du rabot couvrait celui de leurs pas et de leurs voix.
– Lequel de tous ceux-là est Pierre Huguenin? demanda la marquise à l’économe.
– C’est le plus grand et le plus fort de tous, répondit M. Lerebours.
Les yeux de la marquise se portèrent alternativement du Corinthien à l’Ami-du-trait, ne sachant lequel était le plus beau de celui qui ressemblait au chasseur antique avec son air mâle et sa force élégante, ou de l’autre qui rappelait le jeune Raphaël avec sa grâce pensive, sa pâleur et ses longs cheveux.
Le vieux comte, qui avait le goût et le sens du beau, fut frappé aussi du noble trio de têtes grecques que complétait le père Huguenin avec son large front, sa chevelure argentée, les lignes accusées de son profil et son œil plein de feu.
– On dit que le peuple n’est pas beau en France, dit-il à sa petite fille en étendant sa béquille comme s’il lui eût fait remarquer un tableau. Voilà pourtant des échantillons de belle race.
– C’est vrai, répondit Yseult en regardant le vieillard et les deux jeunes gens avec le même calme que s’ils eussent été là en peinture.
Le père Huguenin, qui ne travaillait pas, était venu au-devant des nobles visiteurs avec une politesse franche. L’aspect du comte était vraiment vénérable, et quiconque le voyait était forcé d’abjurer en sa présence tout prévention démocratique. Le comte le salua en ôtant son chapeau tout à fait et en le baissant très bas, comme il eût salué un duc et pair.
Il s’informa d’abord de la blessure du vieux menuisier, et lui dit obligeamment qu’il était fort peiné qu’il eût éprouvé cet accident en travaillant pour lui.
– C’est qu’en effet j’allais un peu vite, répondit le père Huguenin. On ne devrait pas être étourdi à mon âge; mais M. Lerebours me pressait tellement, que, pour contenter monsieur le comte, je donnais de furieux coups dans le bois; et je me suis aperçu que mon ciseau avait une bonne trempe quand il a entamé ma vieille peau presque aussi dure que le vieux chêne.
– Vous me faites donc bien méchant, monsieur Lerebours? dit le comte en se tournant vers son intendant. Je n’ai pourtant jamais estropié personne, que je sache.
Pierre Huguenin, immobile, la tête découverte et la poitrine oppressée, regardait mademoiselle de Villepreux avec une émotion indéfinissable. Il s’était souvenu, seulement en l’entendant nommer, de ses veillées dans le cabinet d’étude, et de l’espèce de culte qu’il avait rendu à la divinité inconnue de ce sanctuaire. Il était troublé en sa présence, comme si un lien mystérieux eût été prêt à se nouer ou à se rompre à cette première entrevue. Il s’étonna d’abord de ne pas la trouver aussi belle qu’il se l’était créée. Elle était, en effet, plus distinguée que jolie. Ses traits étaient fins, son front pur et bien dessiné, sa tête élégante et d’un bel ovale; mais rien n’était grand ni frappant dans sa personne. Elle manquait absolument d’éclat. Cependant, en la regardant bien, on voyait qu’elle dédaignait d’en montrer; car son œil petit et noir eût pu s’animer, sa bouche sourire, et toute sa frêle personne dévoiler la grâce cachée qui était en elle. Mais il y avait comme un parti pris de mépriser le travail de la séduction. Elle était toujours vêtue en conséquence; ses robes étaient sombres et sans aucun ornement, et ses cheveux partagés en bandeaux lisses sur son front. Avec cette rigidité d’aspect et d’intention, elle avait un charme bien pénétrant pour qui savait la comprendre; mais cela était impossible à la première vue, et en tout temps assez difficile.
Pierre Huguenin l’examinait; mais tout à coup il rencontra son regard. Ce regard était presque hardi, à force d’être indifférent et calme. Pierre rougit, détourna les yeux, et sentit un poids de glace tomber sur son imagination: non qu’il trouvât l’héroïne de la tourelle désagréable ou antipathique, mais cette gravité étrange dans une si jeune fille détruisait toutes ses notions et dérangeait tous ses rêves. Il ne savait pas s’il devait la considérer comme un enfant malade, ou comme une organisation à jamais frappée d’apathie et de langueur. Et puis il se dit qu’il ne la connaîtrait jamais davantage, qu’il ne la reverrait peut-être pas, qu’il n’aurait aucune occasion d’échanger un second regard avec elle; et il se sentit triste, comme s’il eût perdu la protection de quelque puissance idéale sur laquelle il aurait compté sans la connaître.
Cependant le comte s’était approché des travaux. Il en examina attentivement toutes les parties:
– Cela est parfaitement exécuté, dit-il, et je ne puis que vous donner des éloges; mais êtes-vous bien sûrs, messieurs, de la qualité de votre bois?
– Certainement il ne vaut pas, répondit Pierre, celui de l’ancienne boiserie. Dans deux cents ans il sera bon, et l’ancien ne le sera peut-être plus. Mais ce dont je puis répondre, c’est que le mien ne jouera pas de manière à compromettre l’ensemble. Si une planche se contracte, si un panneau vient à éclater, ce qui n’est pas probable, je le réparerai à mes frais et avant qu’on en ait eu la vue choquée.
– Mais si vous vous étiez trompé sur toute la qualité de la matière? dit le comte; si l’ouvrage entier était à recommencer?
– Je le recommencerais à mon compte, et je m’engagerais à fournir de meilleur bois, répondit Pierre.
– En ce cas, dit le comte en se retournant vers sa fille comme pour la prendre à témoin, je crois qu’il faut avoir confiance et laisser faire la conscience et le talent des gens. À coup sûr, vous travaillez fort bien, messieurs, et je n’aurais pas cru qu’on pût reproduire aussi fidèlement les anciens modèles.
– Il y a un mince mérite à cela, répondit Pierre; ce n’est qu’un travail d’artisan appliqué et docile. Mais celui qui a dessiné le modèle était un artiste. Celui-là avait le goût, l’invention, le sentiment, aujourd’hui perdu, de la proportion élégante et simple.
Les yeux du comte s’animèrent, et il frappa légèrement le pavé de sa béquille, ce qui était chez lui l’indice d’une surprise et d’une satisfaction intérieure. Le père Huguenin le savait bien, et il le remarqua.
– Mais c’est être artiste que de comprendre et d’exprimer comme vous faites! dit le comte.
– Nous prenons tous ce titre, répondit Pierre, mais nous ne le méritons pas. Cependant, ajouta-t-il en désignant Amaury, voici un artiste. Il pratique le menuiserie telle qu’on la fait aujourd’hui, parce qu’il faut gagner sa vie; mais il pourrait inventer d’aussi belles choses que ce qui est ici. S’il y avait dans le château une pièce à décorer, on pourrait consulter les dessins qu’il a faits à ses moments perdus pour son amusement, et on y verrait des modèles que les connaisseurs ne critiqueraient pas.
– En vérité? dit le comte en regardant Amaury, qui, ne s’attendant guère à cette révélation, rougissait jusqu’au blanc des yeux. Est-il votre frère?
– Non, monsieur le comte; mais c’est tout comme, répondit Pierre.
– Eh bien! nous mettrons ses talents à profit, et les vôtres aussi, monsieur. Charmé de vous connaître! Je suis bien votre serviteur.
Et le comte l’ayant salué avec politesse, et même avec une certaine déférence, s’éloigna, s’émerveillant tout bas, avec sa petit-fille, du bon sens et de la modestie des réponses de Pierre Huguenin.