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CHAPITRE III

Ils furent introduits dans un antique vaisseau qui avait servi successivement de chapelle, de bibliothèque, de salle de spectacle et d’écurie, suivant les vicissitudes de la noblesse ou les goûts des divers possesseurs du château. Cette salle était située dans un corps de bâtiment plus ancien que les autres constructions qui composaient le vaste et imposant manoir de Villepreux. Elle était d’un beau style gothique flamboyant, et les arceaux de la charpente annonçaient qu’elle avait été consacrée au culte religieux. Mais en changeant son usage à diverses époques, on avait changé ses ornements, et les dernières traces de réparation qui subsistaient, c’étaient les boiseries du quinzième siècle, qu’au dix-huitième on avait couvertes de planches et de toiles peintes pour jouer des pastorales. Un reste de ce décor, barbouillé de guirlandes fanées et d’Amours éraillés, avait été enlevé; et une certaine pièce située dans une tourelle adjacente avait pu ouvrir une porte, longtemps murée, sur la grande salle déblayée de ses oripeaux. Or, la tourelle était un lieu favori pour une certaine personne de la famille. Dès qu’on eut découvert une nouvelle issue à cette pièce et un usage à cette porte, on voulut qu’elle pût communiquer avec la chapelle; mais il n’y manquait qu’une chose, c’était un escalier. Dans le principe, la porte donnait sur une tribune dans laquelle le châtelain et sa famille venaient écouter les offices, et la tourelle servait d’oratoire. La famille de Villepreux, ayant su apprécier la beauté des boiseries méprisées et mutilées par la génération précédente, avait résolu d’utiliser cette vaste pièce abandonnée depuis la révolution aux rats et aux chouettes.

On avait donc décrété ce qui suit:

L’ex-chapelle du moyen âge, ex-bibliothèque sous Louis XIV, ex-salle de spectacle sous la régence, ex-écurie durant l’émigration, servirait désormais d’atelier de peinture, ou pour mieux dire de musée. On y rassemblerait tous les vieux vases et meubles rares, tous les portraits de famille et anciens tableaux, tous les livres de prix, toutes les gravures, en un mot toutes les curiosités éparses dans le château. Il y avait place pour tout cela et pour toutes les tables, modèles et chevalets qu’on voudrait y ajouter.

La partie qui avait été tour à tour le chœur de la chapelle et l’emplacement du théâtre, reprendrait comme monument, sa forme demi-circulaire et son apparence de chœur recouvert de boiseries sculptées. C’étaient ces belles sculptures en plein chêne noir qu’il s’agissait de restaurer. L’ancienne porte de la tourelle que les maçons venaient de démasquer donnerait comme autrefois sur une tribune; mais cette tribune servirait de palier, garni d’une balustrade, à un escalier tournant dont plusieurs dessins avaient été essayés et parmi lesquels on devait choisir le plus convenable.

Cette chapelle, cet escalier et cette tourelle auront trop d’importance dans le cours de notre récit, pour que nous n’ayons pas cherché à en présenter l’image à l’esprit du lecteur. Nous devons ajouter que ce corps de bâtiment était situé entre une partie du parc où la végétation avait envahi les allées, et une petite cour ou préau qui avait été tour à tour cimetière, parterre et faisanderie, et qui n’était plus qu’une impasse obstruée de décombres.

C’était donc l’endroit le plus silencieux et le moins fréquenté du château, une retraite philosophique, ou un laboratoire artistique que l’on voulait déblayer et restaurer, mais conserver mystérieux et sombre, soit pour y travailler sans distraction, soit pour s’y retrancher contre les visiteurs importuns.

C’est vers ce lieu solitaire que M. Lerebours conduisit les deux menuisiers, l’un calme, et l’autre s’efforçant de le paraître.

Mais d’abord, Pierre ne songea ni à son père ni à lui-même. L’amour de sa profession, qu’il comprenait en artiste, fut le seul sentiment qui s’empara de lui lorsqu’il pénétra dans cette antique salle, véritable monument de l’art de la menuiserie. Il s’arrêta au seuil, saisi d’un grand respect; car il n’est point d’âme plus portée à la vénération que celle d’un travailleur consciencieux. Puis il s’avança lentement sous la voûte et parcourut toute l’enceinte d’un pas inégal, tantôt se pressant pour examiner les détails, tantôt s’arrêtant pour admirer l’ensemble. Une joie sainte rayonnait sur son visage, sa bouche entr’ouverte ne laissait pas échapper un seul mot, et son père le regardait avec étonnement, comprenant à demi son transport, et se demandant quelle pensée l’agitait pour le faire ainsi paraître fier, assuré, et plus grand de toute la tête qu’à l’ordinaire. Quant à l’économe, il était incapable de rien concevoir à ce ravissement, et comme les deux menuisiers gardaient le silence, il se décida à entamer la conversation.

– Vous voyez, mes amis, leur dit-il de ce ton bénin qui était chez lui le signe précurseur d’un accès de ladrerie, qu’il n’y a pas tant d’ouvrage qu’on pourrait le croire. Je vous ferai observer que les frises et les figurines étant un travail hors de votre compétence, nous ferons venir de Paris des artistes tourneurs et sculpteurs en bois pour raccommoder celles qui sont brisées et pour rétablir celles qui ont disparu. Ainsi vous n’avez à vous occuper que des grosses pièces; vous aurez à mettre des morceaux dans les panneaux endommagés, à resserrer les parties disjointes, à confectionner çà et là quelques moulures, à rapporter des morceaux dans les corniches, etc. Vous, maître Pierre, qui avez voyagé, vous ne serez pas embarrassé pour les torsades incrustées en balustres, n’est-ce pas? Et l’économe accompagnait d’un sourire, moitié paternel, moitié dédaigneux, ces impertinentes dubitations.

Le père Huguenin, qui était assez bon ouvrier pour comprendre la difficulté du travail, à mesure qu’il l’examinait, fronça les sourcils à cette interpellation directe aux talents de son fils. Dans ce moment il était encore partagé entre la secrète jalousie de l’artiste et l’espoir orgueilleux du père. Son front s’éclaircit lorsque Pierre, qui n’avait pas semblé écouter M. Lerebours, répondit d’une voix assurée:

– Monsieur l’économe, j’ai appris dans mes voyages tout ce que j’ai pu apprendre; mais il n’y a rien dans ces oves, dans ces torsades, et dans le rapport de toutes ces pièces, que mon père ne soit capable d’entreprendre et de mener à bien. Quant aux figures et aux ornements délicats, ajouta-t-il en baissant un peu la voix par un sentiment de secrète modestie, ce serait une tâche faite pour nous tenter l’un et l’autre; car c’est un beau travail et il y aurait de la gloire à l’accomplir. Mais cela nous demanderait beaucoup de temps, nous n’aurions peut-être pas tous les outils nécessaires et, à coup sûr, nous ne trouverions pas dans le pays de compagnons pour nous seconder. Ainsi nous nous tiendrons à notre partie. Maintenant vous plaît-il de nous montrer la place et le plan de l’escalier dont vous avez parlé?

Au fond de la chapelle, la petite porte dont j’ai parlé, mystérieusement enfoncée dans l’épaisseur du mur, et recouverte d’une vieille tapisserie, n’avait plus pour palier extérieur que quelques planches vermoulues, dernier vestige de la tribune.

– C’est ici, dit M. Lerebours. Comme il n’y a pas de cage d’escalier dans la muraille, il faut faire un escalier extérieur, tout en bois, et tournant en spirale. Voyez, prenez vos mesures, si vous voulez. Voici une échelle qu’on peut approcher.

Pierre approcha l’échelle à marches et monta jusqu’à la tribune, qui n’était élevée que d’une vingtaine de pieds au-dessus du sol. Il souleva la portière et admira le travail exquis de la porte sculptée, ainsi que les ornements d’architecture à filets délicatement enroulés qui encadraient les chambranles et le tympan.

– Cette porte est aussi à réparer, dit-il; car les armoiries qui forment le centre des médaillons ont été brisées.

– Oui, dans la révolution, répondit l’économe en détournant les yeux d’un air hypocrite; et ce fut une grande barbarie, car c’était l’œuvre d’un ouvrier bien habile, on n’en saurait douter.

Les joues du père Huguenin se colorèrent d’un rouge vif. Il connaissait bien le vandale qui avait donné jadis le meilleur coup de hache à cette dévastation.

– Les temps sont changés, dit-il avec un sourire où la malignité surmontait la confusion; et les écussons aussi. Dan ce temps-là on brisait tout, et on ne se doutait guère qu’on se taillait de la besogne pour l’avenir.

Pendant cette digression, Pierre, examinant toujours la porte, essayait de l’ouvrir afin d’en voir les deux faces. M. Lerebours l’arrêta.

– On n’entre pas ici, dit-il d’un ton doctoral, la porte est fermée en dedans; c’est le cabinet d’étude de mademoiselle de Villepreux, et moi seul ait le droit d’y pénétrer en son absence.

– Il faudra toujours bien enlever la porte pour la réparer, dit le père Huguenin, à moins que vous ne vouliez y laisser des chatières.

– Ceci viendra en son temps, répondit M. Lerebours; vous n’avez affaire maintenant qu’avec l’escalier. Voici la place, et si vous voulez descendre je vais vous montrer le plan.

Pierre descendit de l’échelle, et l’économe déroula d’abord devant lui plusieurs planches; c’étaient diverses gravures à l’eau-forte d’après des tableaux de vieux intérieurs flamands.

– Mademoiselle, dit M. Lerebours, a désiré que l’on se conformât au style de ces escaliers, et que l’on choisît, parmi les échantillons que voici, celui qui s’adapterait le mieux aux exigences du local. J’ai fait en conséquence tracer un plan selon les lois de la géométrie; je présume qu’en vous le faisant expliquer vous pourrez vous y conformer.

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