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– Ce plan est défectueux, dit Pierre aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la planche de trait que l’intendant déroulait devant lui d’un air important.

– Songez à ce que vous dites, mon ami, répondit l’économe; ce plan a été exécuté par mon fils… par mon propre fils.

– Monsieur votre fils s’est trompé, reprit Pierre froidement.

– Mon fils est employé aux ponts-et-chaussées, apprenez cela, maître Pierre, s’écria l’intendant tout rouge de dépit.

– Je ne dis pas le contraire, dit Pierre en souriant; mais si monsieur votre fils était ici, il reconnaîtrait son erreur et ferait un autre plan.

– Sous votre direction, sans doute, monsieur l’entendu?

– Sous celle du bon sens, monsieur l’économe; et il m’en donnerait une que je pourrais suivre.

Le père Huguenin riait de plaisir dans sa barbe grise; il était enchanté que son fils le vengeât des allusions de M. Lerebours.

– Voyons donc ce plan, dit-il d’un air capable; et tirant de la poche de son gilet, qui lui descendait sur le genou, une paire de lunettes de corne, il s’en pinça le nez et fit mine de commenter la planche, quoiqu’il n’y comprît rien du tout. Le dessin linéaire était un grimoire qu’il avait toujours affecté de mépriser; mais une foi instinctive lui disait en cet instant que son fils était dans le vrai. Il ne manqua pas d’affirmer que le plan était faux, que cela sautait aux yeux, et il le soutint avec tant d’aplomb que Pierre l’eût cru converti à l’étude du trait s’il ne se fût aperçu qu’il tenait la planche à l’envers. Il se hâta de la lui ôter des mains, de peur que l’économe, qui n’était du reste guère plus versé que lui dans cette partie, ne le remarquât.

– Monsieur votre fils peut être très habile dans les ponts-et-chaussées, poursuivait le père Huguenin en ricanant; mais il ne fait pas beaucoup d’escaliers sur les grandes routes, que je sache. Chacun son métier, monsieur Lerebours, soit dit sans vous offenser.

– Ainsi, vous refusez de faire cet escalier? dit Lerebours en s’adressant à Pierre.

– Je me charge de le rectifier, répondit Pierre avec douceur. Ce ne sera pas difficile, et le mouvement sera le même. J’y ajouterai une rampe de chêne découpée à jour dans le style de la boiserie, et des pendentifs assortis à ceux de la voûte de la charpente.

– Vous êtes donc sculpteur aussi? dit M. Lerebours avec aigreur; vous avez tous les talents!

– Oh! non pas tous, répondit Pierre avec un soupir plein de bonhomie, non pas même tous ceux que je devrais avoir. Mais essayez-moi dans ma partie, et, si vous êtes content, vous me pardonnerez de vous avoir contredit; c’était sans intention de vous blesser, je vous jure. Si j’avais à m’occuper de la construction d’un pont ou d’un projet de route, je me mettrais avec plaisir sous les ordres de M. Isidore, parce que je sais que j’aurais beaucoup de choses utiles à apprendre de lui.

M. Lerebours, un peu radouci, consentit à écouter la critique pleine de douceur que Pierre lui fit du plan d’escalier. La démonstration fut faite avec clarté, et le père Huguenin la comprit d’emblée, car il était arrivé, par la pratique et la logique naturelle, à une connaissance assez élevée de son art; mais M. Lerebours, qui n’avait ni la théorie ni la pratique, suait à grosses gouttes tout en feignant de comprendre; et, pour clore le différend, il fut décidé que Pierre ferait un autre plan, et qu’on le soumettrait à l’architecte que la famille honorait de sa clientèle. M. Lerebours était bien aise de faire cette épreuve avant d’employer le jeune menuisier, et on arrêta que le devis du travail et les conditions de salaire seraient ajournés jusqu’au jugement de l’architecte.

Lorsque les Huguenin furent rentrés chez eux, le père garda un profond silence. En attendant le soir, on reprit les travaux, et Pierre, sans plus d’orgueil que les autres jours, se mit à raboter les planches que lui présentait son père; mais il était facile de voir que celui-ci ne lui taillait plus la besogne avec autant d’assurance, et qu’il lui parlait avec plus d’égards que de coutume.

Après le souper, Pierre se mit à l’œuvre. Il tira de son carton une grande feuille de papier, prit son crayon, son compas et sa règle, tira des lignes et les coupa par d’autres lignes, arrondit des courbes, des demi-courbes, fit des projections, des développements, et à minuit son plan fut terminé. Le père Huguenin, qui feignait de sommeiller auprès de la cheminée, le suivait des yeux par-dessus son épaule. Quand il vit qu’il refermait son portefeuille et s’apprêtait à se coucher sans dire un mot: Pierre, dit-il enfin d’une voix oppressée, tu joues gros jeu! Es-tu bien sûr d’en savoir plus long que le fils de M. Lerebours, qu’un jeune homme qui a été élevé dans les écoles, et qui est employé par le gouvernement? Ce matin, pendant que tu expliquais les fautes de son plan, quoique tu te servisses de mots qui ne me sont pas très familiers, j’ai compris que tu pouvais avoir raison; mais il est facile de blâmer, et malaisé de faire mieux. Comment peux-tu te flatter de ne pas te tromper toi-même dans toutes ces lignes que tu viens de croiser sur un chiffon de papier? Il n’y a qu’en essayant les pièces les unes avec les autres, et en retouchant à mesure, qu’on peut être bien sûr de ce qu’on fait. Si tu commets une faute en travaillant, ce n’est qu’une journée et un peu de bois perdus; tu corriges, personne ne s’en aperçoit, et tout est dit. Au lieu que si tu fais là un trait de plume à faux, voilà tous les beaux savants auxquels tu veux t’en rapporter qui vont crier que tu es un ignorant, un maladroit; et tu seras perdu de réputation avant d’avoir rien fait. Voilà tantôt quarante-cinq ans que j’exerce mon métier avec honneur et profit; une faute sur le papier eût pu me faire échouer au début de ma carrière. Aussi me suis-je bien gardé de me mettre en concurrence avec ceux qui prétendaient en savoir plus long que moi. J’ai fait mon petit chemin, avec mon petit proverbe: «À l’œuvre on connaît l’artisan.» Prends garde à toi, mon enfant! méfie-toi de ton amour-propre.

– Mon amour-propre n’est pas ici en jeu, soyez-en sur, mon bon père, répondit Pierre; je ne veux humilier personne ni chercher à me faire valoir; mais il y a au-dessus de nous tous quelque chose qui est infaillible, et qu’aucune vanité, aucune jalousie ne peut plier à son profit: c’est la vérité démontrée par le calcul et l’expérience. Quiconque a entrevu clairement cette vérité une bonne fois ne peut jamais s’égarer dans de fausses applications. Avec le secours du dessin, vous eussiez pu savoir à vingt ans ce que vous saviez peut-être à peine à quarante, et vous eussiez pu exercer votre grande intelligence sur de nouveaux sujets.

– Il y a du bon dans tout ce que tu dis là, répondit le père Huguenin; mais si tu triomphes dans le défi que tu portes au fils de l’économe, crois-tu que son père ne nous en voudra pas mortellement, et ne confiera pas à quelque autre le travail qu’il nous a proposé ce matin?

– Il n’aura garde de mécontenter ses maîtres. Rappelez-vous, mon père, que M. de Villepreux est un homme actif, vigilant, économe; M. Lerebours sait bien qu’il faut que les choses soient bien faites et sans prodigalité; c’est pourquoi il vous a choisi, quoiqu’il n’aime pas les anciens patriotes. Il vous conservera la pratique du château, n’en doutez pas, et d’autant plus que l’architecte lui dira que vous êtes plus capable que bien d’autres.

Dominé par la sagesse de son fils, le père Huguenin s’endormit tranquille, et, trois jours après, il fut mandé au château pour s’entendre avec l’architecte qui était venu en personne examiner les lieux et faire un devis des dépenses totales pour le compte du châtelain.

L’architecte était passablement enclin à donner gain de cause aux plus puissants, c’est-à-dire à M. Lerebours et à sa progéniture. Aussi, dès qu’il eut jeté les yeux sur les deux plans, il s’écria:

– Sans aucun doute, le plan de monsieur votre fils est excellent, mon petit père Lerebours; et le vôtre, mon pauvre ami Pierre, est boiteux de trois jambes. En parlant ainsi, il jetait dédaigneusement sur la table le plan de l’employé aux ponts-et-chaussées, ne doutant pas que ce ne fût l’œuvre du menuisier.

– Permettez, monsieur, lui dit Pierre avec sa tranquillité accoutumée, le plan que vous rejetez n’est pas le mien. Veuillez regarder celui que vous venez d’approuver; mon nom est écrit en petit caractère sur la dernière marche de l’escalier.

– Ma foi, c’est vrai! s’écria l’architecte avec un gros rire; j’en suis fâché pour vous, mon pauvre père Lerebours, votre fils s’est blousé. Allons, n’en soyez pas désolé, cela peut arriver à tout le monde. – Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers le fils Huguenin et en lui frappant sur l’épaule, tu entends ton affaire, et si tu es aussi bon sujet que tu es bon géomètre, tu pourras faire ton chemin. Voilà une planche dessinée avec beaucoup de goût et d’intelligence, continua-t-il en retournant au dessin de Pierre Huguenin, et cet escalier pourra être aussi commode qu’élégant. Employez-moi ce menuisier-là, père Lerebours, vous en pourrez faire venir de loin qui ne le vaudront pas.

– C’est aussi mon intention, répondit Lerebours avec le calme d’une profonde politique. Je sais rendre justice au talent, et reconnaître le mérite où il se trouve. Mon fils est certainement un homme très fort en géométrie, mais il a une tête si jeune, si ardente…

– Allons, allons, il aura pensé à quelque jolie femme en dessinant son plan, dit l’architecte. Le gaillard est assez bel homme pour avoir souvent de telles distractions!…

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