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CHAPITRE XVIII

Lorsque Pierre, qui, chez lui, comme en voyage, partageait son lit avec Amaury, à la manière des anciens frères d’armes, raconta à son ami la proposition que le comte lui avait faite, un vif sentiment d’espérance et de joie s’empara du jeune artiste. Il avait toujours senti l’adresse délicate de ses mains et le goût exquis de ses pensées le porter vers la sculpture; mais ayant commencé l’état de menuisier et s’étant affilié à un compagnonnage de cette profession, il avait craint de se retarder dans sa carrière en embrassant une voie nouvelle. Les encouragements lui avaient manqué. Pierre était le seul qui lui eût conseillé d’aller prendre à Paris les notions de son art de prédilection. Mais à cette époque-là, le Corinthien était retenu à Blois par son amour pour la Savinienne. Il avait donc renoncé à son rêve, et avait rabattu ses prétentions sur les ornements que comporte la menuiserie en bâtiments. De l’aveu de tous les compagnons, il excellait à la partie difficile des calottes ornées dans les niches, et personne ne découpait comme lui les feuilles légères d’un chapiteau grec. C’est à cause de cette spécialité qu’on lui avait donné l’élégant surnom qu’il portait.

– Ah! mon ami, s’écria-t-il, que la destinée est bonne d’envoyer cette diversion à ma tristesse! Je n’ai pas eu la force de te dire mon admiration pour cette belle boiserie, et l’effet qu’elle a produit sur moi la première fois que je l’ai regardée. Voilà qu’enfin je vais pouvoir dire à mon tour: Et moi aussi je suis artiste! Je vais faire de la sculpture, je vais créer des êtres, je vais donne la vie! et mon imagination, qui faisait mon supplice, va faire ma joie et ma puissance!

Le délire du Corinthien causa quelque surprise à son ami. Pierre ne connaissait pas encore toute l’exaltation de cette jeune tête, qui avait dévoré bien des livres et caressé bien des songes dorés dans ses voyages. Il l’embrassa avec une admiration mêlée d’attendrissement, et l’engagea à se calmer pour prendre un peu de repos. Mais le Corinthien ne put dormir, et il était levé avant le jour. Il ne songea point à déjeuner; et, quand son ami arriva à l’atelier, il le trouva occupé à sculpter une figure.

– J’ai commencé par le plus difficile, lui dit-il, parce que je ne suis point inquiet pour le reste. Mais cette tête réussira-t-elle? Je sais bien qu’elle ne ressemblera pas exactement au modèle. Mais pourvu qu’elle ait de la vérité, de l’expression et de la grâce, elle sera digne de subsister. Ce que j’admire dans cette boiserie, c’est qu’il n’y a pas deux ornements ni deux figures semblables. C’est la variété et le caprice infinis dans l’harmonie et la régularité. Oh! mon ami, puissé-je trouver la beauté, moi aussi! puissé-je mettre au jour ce que j’ai dans l’âme, et produire ce que je sens!

– Mais où as-tu appris l’art du dessin? lui demanda Pierre étonné de voir venir une tête humaine sous le ciseau du Corinthien.

– Nulle part et partout, répondit le jeune homme. J’ai toujours été poussé par un instinct irrésistible vers les statues et les bas-reliefs. Je n’ai jamais passé devant un monument sans m’arrêter pour en considérer longtemps tous les ornements et toutes les sculptures. Mais c’est dans les musées des grandes villes que j’ai caché de longues contemplations et savouré des jouissances que je n’aurais osé dire à personne. Je puis dire que j’y allais assouvir une passion. J’ai même fait quelques dessins d’après les modèles. À Arles, j’ai essayé de copier la Vénus antique, et j’ai pris le contour de quelques vases et de quelques sarcophages que je rêvais d’exécuter en bois et de placer comme ornement dans quelque partie de décor. Mais savais-je ce que je faisais? Et sais-je à présent ce que j’ai fait? De grossières caricatures peut-être. J’ai calculé géométriquement les proportions; mais la grâce, la finesse, le mouvement, la beauté en un mot!… Qui me dira que ma main obéit à ma pensée? qui me prouvera que mes yeux ne m’ont pas trompé, quand ils ont cru retrouver sur le papier ce qu’ils avaient découvert et observé dans la pierre et dans le marbre?… Je m’agite dans le chaos, dans le néant peut-être!

En parlant ainsi, le Corinthien travaillait avec ardeur; ses yeux étaient brillants et humides, sont front était baigné de sueur. Il y avait au fond de son âme une angoisse délicieuse et terrible. Pierre la partageait. Quand la figure fut achevée, Amaury, voyant arriver le père Huguenin et les apprentis, essuya son front, et cacha dans un coin son œuvre et les outils dont il s’était servi pour la faire. Il craignait le jugement de l’ignorance, et d’être découragé par quelque raillerie. Il ne voulait même pas examiner à la dérobée ce qu’il avait fait, crainte d’apercevoir son impuissance et de perdre trop vite l’espoir plein de délices. Quand les ouvriers sortirent à midi pour goûter, il ne les suivit pas, et pria Pierre Huguenin de lui aller chercher un morceau de pain. Mais quand celui-ci le lui rapporta, il ne songea point à y toucher.

– Pierre! s’écria-t-il, je crois que j’ai réussi; mais je tremble de te montrer ce que j’ai fait. Si tu le condamnes, ne me le dis pas encore, je t’en prie. Laisse-moi me flatter jusqu’à ce soir encore.

L’heure du souper étant venue, il enveloppa la figurine dans son mouchoir, et la donnant à Pierre: – Prends-la, dit-il, et attends que tu sois seul pour la regarder. Si tu la trouves mauvaise, brise-la et ne m’en parle plus.

– Je m’en garderai bien, dit Pierre, je ne puis juger le mérite d’une pareille chose; mais je sais quelqu’un qui doit s’y connaître, et je te dirai dans une heure si tu dois poursuivre ou cesser. Va m’attendre à la maison, et soupe, car tu n’as rien pris de la journée.

Pierre ne songea pas à prendre ses beaux habits. Il ne se souvint même pas de l’embarras qu’il avait éprouvé la veille, en paraissant devant le comte et devant sa fille; il ne pensa qu’à l’anxiété de son ami, et il demanda à parler à M. de Villepreux. On l’introduisit, comme la veille, dans le cabinet. Yseult n’y était pas. Pierre entra sans crainte.

– Voilà, dit-il, ce que mon ami a essayé. Cela me semble bien; mais je ne m’y connais pas assez pour en décider.

– Comment! une figure? s’écria le comte. Mais je n’avais pas demandé cela; ou, pour mieux dire, je n’avais pas compté là-dessus, ajouta-t-il en regardant la figure avec étonnement.

– Cela ne fait-il pas partie des ornements que monsieur le comte voulait nous confier?

– Ma foi! je n’ai pas même songé à vous dire que j’enverrais à Paris quelques-uns des modèles pour les faire copier par des gens de l’art. Je n’aurais jamais cru que votre ami osât entreprendre une chose de cette importance. Son audace m’étonne un peu, je l’avoue… mais ce qui m’étonne beaucoup, c’est le succès; car cela me paraît remarquable. Pourtant, comme je ne suis guère meilleur juge que vous, je vais montrer cela à ma fille, qui dessine fort bien et qui a beaucoup de goût.

Le comte sonna.

– Ma fille est-elle au salon? demanda-t-il à son valet de chambre.

– Mademoiselle est dans son cabinet de la tourelle, répondit le valet.

– Priez-la de venir me trouver, reprit le comte.

– Dans la tourelle! pensa Pierre Huguenin. Elle était là tout à l’heure pendant que j’étais dans l’atelier, et je ne le soupçonnais pas! Et pourtant la porte n’est pas encore replacée!…

Son cœur battit avec force lorsque Yseult entra.

– Regarde cela, mon enfant, dit le comte en lui montrant la tête sculptée; qu’en penses-tu?

– C’est une fort jolie chose, répondit mademoiselle de Villepreux; c’est une des figures de la vieille boiserie qu’ils ont grattée?

– Ce n’est pas une des anciennes, répondit Pierre avec une joyeuse assurance; c’est l’ouvrage de mon compagnon.

– Ou le vôtre, dit-elle en le regardant.

– Je n’ai pas tant d’adresse, répondit-il; je ne me risquerais pas à le tenter. Je pourrais faire des feuillages et des bordures, quelques animaux tout au plus; mais les personnages ne peuvent pas sortir que du ciseau de mon ami. Veuillez dire votre avis, monsieur.

Dans son trouble, Pierre ne sut pas dire mademoiselle en s’adressant à Yseult, et sa confusion augmenta quand il la vit sourire de sa méprise; mais reprenant aussitôt son sérieux:

– Savez-vous, mon père, dit-elle, que ceci est bien curieux et bien remarquable? Il y a là-dedans une naïveté de sentiment qui vaut mieux que l’art; et un artiste de profession n’aurait jamais compris le style comme cet ouvrier l’a fait. Il aurait voulu corriger, embellir. Ce qui est une qualité principale, l’absence de savoir, lui aurait paru un défaut. Il aurait tourmenté et maniéré ce bois sans en tirer cette forme simple, vraie et pleine de grâce dans sa gaucherie. Il semble que cela soit sorti, comme le modèle, de la main d’un ouvrier du quinzième siècle: même caractère, même ingénuité, même ignorance des règles, même franchise d’intention. Je vous assure que c’est beau dans son genre, et qu’il ne faut pas chercher ailleurs le sculpteur qui réparera toute la boiserie. Et il faudra le bien récompenser, cela en vaut la peine; car c’est un travail qui prouve beaucoup d’intelligence. Le hasard vous a toujours bien servi, mon père; en voici une nouvelle preuve.

Pierre écoutait les paroles d’Yseult résonner à ses oreilles comme de la musique. Les éloges qu’elle donnait à son ami et les expressions dont elle se servait lui semblaient sortir d’un rêve. Il ne songeait plus à voir en elle que la femme de goût et d’intelligence, dont la retraite studieuse l’avait rempli d’enthousiasme avant qu’il vît sa personne. Pendant qu’elle parlait à son père, il avait osé la regarder; et il la trouvait, dans ce moment, aussi belle qu’il l’avait imaginée. C’est qu’elle parlait avec animation des choses qui remplissaient le cœur et la pensée de l’Ami-du-trait et de l’ami du Corinthien. Il la sentait son égale, tant qu’il la voyait sous cette face d’artiste.

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